« Regarder autrement » : Hafsia Herzi et Iris Brey face à “La Petite Dernière”
À l’occasion de la sortie de La Petite Dernière (en salles le 22 octobre), Enflammé.e.s a réuni Hafsia Herzi et Iris Brey pour un entretien croisé autour du regard féminin au cinéma.
Réalisé par Hafsia Herzi, actrice révélée par La Graine et le Mulet (2007) d’Abdellatif Kechiche et désormais autrice d’un cinéma vibrant et social (Tu mérites un amour, Bonne Mère), La Petite Dernière est l’adaptation du roman de Fatima Daas. Le film met en scène une jeune femme musulmane, lesbienne et croyante.
Face à elle, Iris Brey, critique et universitaire franco-américaine, a consacré son œuvre à la représentation du corps féminin au cinéma. En écho à la notion de male gaze formulée en 1975 par la théoricienne Laura Mulvey, elle définit dans Le Regard féminin. Une révolution à l’écran (Éditions de l’Olivier, 2020) un female gaze qui nous fait « ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran ». En 2023, elle passe elle-même à la réalisation avec la série Split (France.tv Slash), récit d’amour lesbien et manifeste pour de nouvelles images du désir.
Ensemble, elles explorent comment le regard féminin peut allier instinct et conscience politique, et faire de la douceur une résistance.
« Ce que je trouve très beau, c’est la manière dont Hafsia filme les gestes les plus simples, comme celui de passer l’eau sur les mains. […] Nous sommes tout près de son corps, presque au contact de sa peau, de ses avant-bras, de son visage. C’est un cinéma profondément sensoriel : il nous fait ressentir plutôt qu’il ne montre. » — Iris Brey
Hafsia, qu’est-ce qui vous a touchée dans le roman de Fatima Daas, au point de vouloir le porter à l’écran ?
Je n’avais jamais vu ce personnage-là au cinéma. Le roman de Fatima m’a bouleversée. C’est un personnage que je connais, que j’ai connu adolescente. Et je me suis rendu compte que je n’avais jamais vraiment demandé à mes amies comment elles vivaient cette attirance, souvent perçue comme une différence. J’ai eu envie de le raconter, ou plutôt de l’écrire, pour mieux comprendre cette expérience.
Et vous, Iris, en tant que spectatrice et chercheuse, qu’est-ce que ce film vous a fait ressentir corporellement ?
Déjà, à la lecture du livre de Fatima Daas, je me souviens de ma réaction corporelle : je n’avais pas pu le poser. Je me revois dans la rue, en train de le lire en marchant.
Ce qui m’a beaucoup frappée, c’était l’oralité du texte et, dans l’adaptation, la corporéité des silences. Ces silences racontent énormément : ils disent quelque chose des corps, ils parlent autrement.
J’ai été très émue en voyant le film, d’une manière différente de la lecture. Sans doute aussi parce que j’avais déjà rencontré Fatima plusieurs fois, dès la sortie de mon premier livre [N.D.L.R Sex and the Series, Éditions L’Olivier, 2016]. C’était troublant de voir, à l’écran, le personnage de son roman prendre chair, de le voir incarné par une actrice, devenir un corps de cinéma.
Et puis, en tant que lesbienne, on a encore très peu de représentations. C’est très émouvant de voir une héroïne, non pas à laquelle je m’identifie, mais pour laquelle je ressens une profonde empathie.
Reprendre le pouvoir sur le regard
Ces dernières années, plusieurs actrices comme Noémie Merlant, Judith Godrèche, Ariane Labed sont passées derrière la caméra pour filmer les femmes autrement.
Hafsia, vous avez déjà réalisé trois longs-métrages. Vous sentez-vous appartenir à ce mouvement, notamment dans le sillage de #MeToo ?
J’ai toujours voulu réaliser, depuis mes débuts d’actrice. J’écrivais déjà depuis longtemps. Je n’ai jamais eu le sentiment d’entrer dans une case. Mais c’est vrai que cela me réjouit de voir d’autres comédiennes passer derrière la caméra : nous partageons la même expérience du jeu, la vie d’un plateau, la direction des acteurs, des techniciens, tout ce qui précède le tournage. Et puis, c’est important d’évoluer artistiquement, de ne plus dépendre du regard ni du désir des autres.
Iris, comment voyez-vous cette prise de caméra par les actrices : comme une reconquête du regard ou comme une autre manière de raconter le monde à l’écran ?
Je pense que cela montre surtout que les comédiennes assument désormais un regard singulier et qu’elles ont gagné un peu de pouvoir. Aux États-Unis, elles sont davantage organisées, et l’on accepte plus facilement qu’une même personne puisse endosser plusieurs rôles. En France, c’est encore très critiqué : nous restons dans un pays de cinéphiles, avec une cinéphilie majoritairement blanche, façonnée par des hommes de plus de cinquante ans. Lorsque de jeunes femmes, souvent d’excellentes comédiennes, passent derrière la caméra, c’est encore un territoire difficile à conquérir. Le regard du public comme celui des critiques sur les films de femmes demeure rude, et l’on n’a pas vraiment envie que les femmes sortent de la case où on les a longtemps assignées.
Il faut aussi se méfier de l’effet de loupe : la place des femmes n’a, en réalité, que très peu évolué depuis cinquante ans. Nous restons autour de 23 % de réalisatrices, et il est toujours très difficile pour elles d’enchaîner un deuxième, puis un troisième film.
Filmer l’intériorité : le corps comme lieu du sacré
Le roman de Fatima Daas repose sur le non-dit, sur une parole retenue. Comment avez-vous fait du silence et du souffle les moteurs de votre mise en scène ?
Hafsia Herzi. - L’asthme traverse tout le récit, comme un souffle intérieur. Le livre a une forme particulière, presque unique : c’est un long monologue où il faut lire entre les lignes, tant il est pudique. J’ai gardé ce qui me touchait : les personnages, l’âge de l’héroïne, la maladie, les silences, la solitude. J’avais envie d’un personnage taiseux, d’une héroïne qui intériorise tout. Autour d’elle, le monde demeure bruyant, tandis qu’elle garde tout en elle. Je voulais que ce silence intérieur se fasse entendre à l’écran. Et puis, certaines choses écrites ne pouvaient pas être filmées telles quelles ; j’ai dû m’en détacher, trouver ma propre liberté dans l’adaptation.
Iris Brey. - Ce que je trouve très beau, c’est la manière dont Hafsia filme les gestes les plus simples, comme celui de passer l’eau sur les mains. Au-delà de la prière, cela raconte à quel moment, et comment, une femme peut trouver du temps pour elle, créer un lieu à soi, se reconnecter à son propre corps. Ces moments traduisent son intériorité : elle se replie en elle-même, et nous, spectatrices et spectateurs, sommes invités à entrer avec elle dans ce mouvement. Nous sommes tout près de son corps, presque au contact de sa peau, de ses avant-bras, de son visage. C’est un cinéma profondément sensoriel : il nous fait ressentir plutôt qu’il ne montre.
Park Ji-Min et Nadia Melliti incarnent respectivement Ji-Na et Fatima dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi (June films Katuh studio Arte France mk2films)
Le film montre des scènes d’amour entre femmes sans jamais basculer dans le voyeurisme. Comment avez-vous trouvé cette juste distance ?
Hafsia Herzi. - Très vite, j’ai su ce que je ne voulais pas : pas de scène de sexe simulée. Je suis allée sur le terrain, pour observer comment se déroulaient les soirées, et beaucoup de femmes m’ont dit : « S’il te plaît, ne refais pas La Vie d’Adèle. » Je les ai rassurées et, de toute façon, je n’aurais jamais filmé La Vie d’Adèle [N.D.L.R d’Abdellatif Kechiche, 2013]. J’ai toujours eu envie de pudeur, parce que le personnage reste jeune. Ce qui m’intéressait, c’était la sensualité : de vrais baisers, une main sur un visage, un corps, un regard. Montrer la sexualité et la sensualité autrement, sans les réduire à quelque chose de simulé, qu’on a vu cent fois et qui ne met à l’aise personne.
Fatima Daas m’a d’ailleurs confié que, lors de la sortie de son livre, personne ne lui avait parlé du désir, seulement de « la lesbienne musulmane ». Le film, lui, remet ce désir au centre.
Iris Brey. - C’est précisément ce qui rend le film si fort : aucune scène d’intimité ne se répète. Chacune raconte une étape du désir, une découverte, une émotion. Le film nous fait suivre cette évolution : celle du corps, du regard, de la liberté.
“Filmer la sexualité lesbienne engage une responsabilité, parce qu’elle reste encore trop rare à l’écran. Il ne s’agit pas de reproduire un fantasme, mais de montrer ce que le désir fait au personnage, comment il le transforme.” — Iris Brey
Hafsia, vous filmez la prière et le désir avec la même douceur. Vous dites avoir voulu traiter la religion « comme un décor ». Qu’entendez-vous par là ?
Hafsia Herzi. - J’ai voulu que la religion demeure un décor, qu’on oublie très vite qu’on parle de religion musulmane. Pour la scène à la mosquée, le fait de tourner avec un imam m’a beaucoup aidée : il a fait preuve d’une grande générosité et a répondu comme il l’aurait fait en consultation. Au début, nous surjouions un peu ; puis, lorsqu’il a compris qu’il ne fallait plus « jouer », la scène s’est naturellement ouverte.
Iris Brey. - Je trouve cela très beau. Filmer une femme musulmane, croyante et désirante est rare, et c’est déjà un geste fort. Ce que j’apprécie dans la mise en scène d’Hafsia, c’est cette idée d’intériorité : la manière de filmer le passage de l’eau sur les mains, la lumière sur la peau, les gestes du recueillement. Ce n’est plus seulement une question de religion, mais une expérience de foi incarnée, un retour à soi. Ces moments d’intimité nous font littéralement entrer dans la respiration du personnage.
Hafsia, vous affirmez ne pas pouvoir filmer sans amour. De quelle manière cet amour s’est-il exprimé dans votre relation à Nadia Melliti, devant la caméra ?
C’est d’abord une forme de respect, un amour artistique. J’ai besoin d’aimer les personnes que je filme, humainement autant qu’artistiquement. Il me faut trouver, en chacune et chacun, quelque chose à admirer ; sinon, j’ai du mal à avancer. Même avec les technicien.ne.s : si, humainement, cela ne fonctionne pas, tout devient plus compliqué. Il faut cette admiration, cette affection, pour que le regard reste juste.
Une nouvelle grammaire du regard
Iris, vous citez souvent Céline Sciamma, Chantal Akerman ou Jane Campion comme des cinéastes qui ont ouvert une voie. La Petite Dernière s’inscrit-elle dans cette filiation, ou bien ouvre-t-elle autre chose ?
Il y a plusieurs choses. Le fait qu’il y ait eu plusieurs films lesbiens à Cannes crée peut-être une illusion d’élan collectif ; ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui va se profiler dans les dix prochaines années. Pour moi, il ne s’agit pas de créer une filiation parce que ce sont des femmes qui filment les corps des femmes ; ce qui m’intéresse le plus, c’est comment on filme le désir et des femmes désirantes.
Si je dois rapprocher La Petite Dernière d’un autre film, je penserais à celui de Kristen Stewart, The Chronology of Water (2025) : on y voit une héroïne marquée par l’inceste, qui questionne son désir toute sa vie ; un désir qui peut être empêché par des faits personnels, sociétaux, historiques. Le cinéma, comme le médium sériel, est émouvant aussi parce qu’il peut montrer que le désir est en mouvement.
Que souhaitez-vous que La Petite Dernière transmette dans la façon dont on regarde les femmes, mais aussi dans la manière dont les femmes se regardent elles-mêmes ? Qu’aimeriez-vous que le film laisse en partage à celles et ceux qui le découvriront ?
Hafsia Herzi. - J’aimerais que le film ouvre le dialogue, qu’il permette à chacun.e de se reconnaître, de se dire : « Je ne suis pas seul.e. J’existe. » Et qu’on arrête de vouloir aller contre sa nature. Il faudrait plus de personnages comme Fatima au cinéma, pour que la parole se libère et que les regards changent.
Iris Brey. - Pour moi, le film éclaire le courage du désir. Il montre qu’y accéder est parfois difficile, mais que c’est aussi une joie. Et il met en lumière une communauté de femmes, de la famille à la communauté queer, qui se regardent, se soutiennent, se reconnaissent.
Je voudrais aussi dire à quel point c’est important pour moi : j’ai grandi en regardant Hafsia au cinéma. Pour ma génération, elle est un peu notre Isabelle Huppert. La voir aujourd’hui derrière la caméra, raconter ces corps et ces désirs, cela fait beaucoup de bien.