Nadia Melliti : incarner Fatima, entre foi, désir et résistance

Révélée dans La Petite Dernière d’Hafsia Herzi, adaptation du roman de Fatima Daas, et lauréate du Prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2025, Nadia Melliti livre une performance bouleversante. Entre silence et souffle, elle incarne une jeune femme qui cherche à concilier sa foi et son désir, sans renier ce qu’elle est.

Rencontrée lors de la 5ᵉ édition du Festival du Film Féministe aux Lilas, le 12 octobre 2025, où La Petite Dernière était projeté en avant-première de clôture, elle se confie sur un rôle qui fait du cinéma un lieu de vérité, de liberté et d’amour.

Nadia Melliti

Nadia Melliti, actrice révélée dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi, Prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2025 (June films Katuh studio Arte France mk2films)

 

Hafsia Herzi raconte avoir su tout de suite que vous étiez « celle qui pouvait porter Fatima ». Comment cette rencontre s’est-elle faite ? Et qu’avez-vous ressenti en découvrant le scénario ?

J’ai lu le livre de Fatima Daas sur la recommandation de la directrice de casting. J’ai découvert un roman autobiographique très particulier : on entre littéralement dans la tête du personnage, on doute avec elle, on ressent ses questionnements, sa quête d’émancipation, cette lutte entre l’acceptation de soi et la foi. Il y a une poésie immense dans cette écriture, une spiritualité douce, presque musicale. J’ai trouvé cela très beau.

En lisant ensuite le scénario, j’ai constaté qu’Hafsia avait adopté un point de vue différent sur certains points : le père, beaucoup plus aimant que dans le roman ; et la scène de l’imam, transformée elle aussi, plus lumineuse, d’ailleurs comique à mon goût. À l’inverse, dans le roman, la mosquée est décrite comme un lieu sombre, humide, presque comme un espace de punition. J’ai trouvé cela intéressant, car le film montre une héroïne entourée d’amour — un père présent, un imam bienveillant — et pourtant, elle reste silencieuse. On peut alors se demander pourquoi, si tout semble apaisé autour d’elle, elle ne parle pas. La réponse est évidente : la religion n’est qu’un décor ; le véritable conflit, ici, est celui de l’acceptation de soi.

J’y ai retrouvé une Fatima combative, courageuse, fidèle à sa foi et à ses désirs, qui tente de concilier les deux. Et je me suis dit : « Mais c’est un personnage qui n’a pas le droit d’exister aux yeux du monde ! » La religion et la sexualité, ensemble, restent encore un tabou. C’est aussi pour cette raison que j’avais envie de l’incarner.

Et puis il y a Ji-Na, sa petite amie en dépression. Cette relation m’a fait réfléchir : et si l’amour, finalement, était le seul remède à toute maladie, même la dépression ? On pense qu’il faut des médecins, et leur expertise est bien évidemment nécessaire, mais je crois que l’amour, la tendresse, sont aussi des remèdes, une forme de thérapie.

Enfin, cette quête d’émancipation, je la connais intimement. Plus jeune, je jouais au football, un sport dit masculin, largement dominé par les hommes. J’ai donc mené ma propre bataille pour me faire une place. Ce personnage n’est pas simple, et moi non plus je ne le suis pas. J’avais envie d’incarner une femme entière, complexe, traversée de contradictions, qu’on voit si rarement au cinéma. Il est temps de cesser de faire comme si ces vies-là n’existaient pas. Ce sont des êtres humains, comme tout le monde : un cœur, deux bras, des jambes, des émotions, des rêves, des envies. Et c’est aussi pour eux que j’ai accepté ce rôle.

 
 

Le silence comme langage du corps

Le film s’ouvre sur une scène de prière presque silencieuse. Comment avez-vous travaillé cette intériorité ?

Dans le livre, on est dans la tête de Fatima. Elle parle peu, elle pense beaucoup. Je me suis dit que, si elle ne parlait pas, alors chaque mot devait compter. Le silence devient une manière de donner du poids à ses paroles. Tout passe par le souffle, par le corps.

Hafsia m’a beaucoup guidée sur cette intériorisation : elle voulait que chaque geste, chaque regard dise quelque chose. Fatima est très sensible, mais aussi très seule. Elle ne parle à personne de ses rencontres, de ses amours, de ses doutes. La seule fois où elle ose, c’est avec l’imam, une figure presque thérapeutique. Et même là, elle se heurte à un mur. Pourtant, cette scène me semble être une tentative d’extériorisation : elle craque, elle cherche à comprendre, à se reconnecter à elle-même après une rupture douloureuse.

Malgré tout, elle a ses propres moyens d’expression. Elle joue au foot, elle bouge, elle danse, elle respire. L’activité physique est un véritable moyen de libération : on sait qu’elle apaise le stress, qu’elle aide à se reconstruire. Chez elle, c’est une manière d’évacuer ce qu’elle retient. Et puis il y a la prière, cette respiration qu’elle ne peut effacer : son ancrage, sa nature. Elle aime profondément sa religion et veut la vivre autrement, sans se trahir.

C’est ce que j’aime chez elle : malgré la peur de décevoir ceux qu’elle aime, malgré les obstacles, elle avance. Elle n’a pas peur d’aller au bout des choses, de vivre selon ses désirs et sa foi. C’est une force rare.

La scène de bagarre au lycée, où Fatima affronte un camarade, est d’une intensité rare. Comment l’avez-vous appréhendée ?

À mes yeux, ce n’est pas une bagarre contre un autre, mais contre soi-même. Ce garçon, Ryan, elle le voit comme un miroir : elle reconnaît chez lui ce qu’elle n’arrive pas encore à accepter d’elle. Elle perçoit son homosexualité dans la sienne, et c’est insupportable. Ce n’est plus une bagarre de cour de récréation, c’est une bagarre intérieure.

Certains y voient une scène sur la « banlieue », sur le manque d’ouverture d’esprit, mais je ne le crois pas. L’environnement ne définit pas la pensée. Si l’on commence à raisonner ainsi, on condamne tout le monde à l’étroitesse, mais ce n’est pas le sujet. C’est avant tout une scène sur l’adolescence : sur ce moment où l’on se cherche, où l’on veut appartenir à un groupe tout en s’en détachant. Fatima, elle, ne veut pas en faire partie, mais elle a malgré tout besoin d’être acceptée. C’est ce paradoxe-là qui la déchire.

À ce moment du film, elle est dans un déni total : elle refuse d’admettre ce qu’elle ressent, parce que dans sa tête, comme dans le roman, « ce n’est pas possible ». Pas possible d’être croyante et d’aimer une femme, pas possible d’être les deux à la fois. Cette impossibilité, elle la porte dans son corps, dans ses gestes, dans ses émotions.

Je compare souvent cette scène au sport. Quand on s’entraîne, on est seul ; quand on se blesse, on se reconstruit seul. C’est la même chose pour Fatima. Cette bagarre, c’est une blessure qu’elle doit traverser seule, une reconstruction intime. C’est douloureux, mais c’est une étape nécessaire. En la jouant, j’ai compris cela aussi : qu’on ne guérit pas sans passer par soi-même.

Hafsia Herzi a choisi des comédiennes non professionnelles, souvent issues d’autres horizons. Comment vous a-t-elle mise en confiance ?

Hafsia a une intuition incroyable. Elle choisit ses actrices avec justesse, guidée par quelque chose de profondément instinctif. Elle ne juge jamais : elle capte ce que chacune a d’unique, ce qu’elle peut transmettre à travers son jeu. Je crois qu’elle m’a choisie pour cela, pour ce que je pouvais apporter au rôle à travers ma propre personnalité. Elle voulait une Fatima combative et courageuse, mais aussi loyale et sensible.

Et puis, c’est une réalisatrice qui sait ce que c’est que d’être à notre place, parce qu’elle est actrice elle-même. Compréhensive face à nos doutes et à nos hésitations, elle adapte sa direction et sait exactement comment nous parler. Avec elle, on ne se sent pas observée, on se sent accompagnée.

Elle filme les corps comme des paysages intérieurs. Sa caméra ne capture pas, elle accompagne. Avec elle, j’ai compris qu’une caméra pouvait être un espace de liberté, pas de contrôle.

Les scènes d’amour du film sont d’une rare délicatesse. Comment les avez-vous abordées, et qu’est-ce que la direction d’une femme comme Hafsia Herzi a changé dans votre manière de les jouer ?

Elles le sont, délicates, parce qu’il y a un bon œil derrière la caméra. Si Hafsia n’avait pas eu cette justesse, ce regard-là, ces scènes auraient pu être très différentes. Tout repose sur la confiance. Hafsia est généreuse, à l’écoute. Elle crée un climat propice à la concentration : sans frustration, parce qu’elle reste ouverte aux propositions, sans gêne, parce qu’elle inspire une confiance apaisante. Nous avons beaucoup échangé en amont, avant même de tourner. Pendant les répétitions, nous avons travaillé les scènes comme de véritables chorégraphies : les gestes, les positions, les regards, rien n’était laissé au hasard. Il fallait que tout soit fluide aussi du point de vue de la caméra : que les visages soient visibles, que les mains ne masquent rien d’essentiel. C’était un travail très précis, mais toujours mené dans la douceur.

On m’avait proposé un coordinateur d’intimité, mais j’ai refusé. Entre Hafsia et mes partenaires, j’étais en totale confiance. Et honnêtement, faire venir une tierce personne aurait été une perte de temps. Nous avions déjà fixé nos limites, nos envies, nos zones d’inconfort. Nous en parlions entre nous, nous réglions tout ensemble, puis nous partagions nos décisions avec Hafsia, qui tranchait toujours avec bienveillance.

Je dis souvent qu’on formait une petite « secte de meufs ». Avant chaque scène, on se mettait d’accord : « Toi, tu préfères ce côté ? Moi, je peux faire ça à ta place. » Si l’une d’entre nous n’était pas à l’aise, une autre proposait de prendre le relais. C’était un véritable travail de sororité : on se protégeait les unes les autres.

« Le regard d’Hafsia ne vole rien. Le désir est filmé avec pudeur, sans voyeurisme. On se sent regardée, jamais exposée. Si j’avais dû tourner ces scènes avec quelqu’un qui n’a pas son regard, je ne sais pas si j’en aurais été capable. »
— Nadia Melliti

Aimer sans s’excuser

Fatima aime Dieu, sa famille, et des femmes. Comment avez-vous abordé cette contradiction intérieure, sans la juger ?

Je ne crois pas que Fatima cherche à choisir. Elle veut simplement aimer. Et c’est cela qui m’a bouleversée. Ce n’est pas un film sur la rupture, mais sur la réconciliation.

Ce rôle ne m’a pas transformée : j’ai déjà mes idées, mes valeurs. Je ne me laisse pas brider par les normes sociales, les injonctions ou les idéologies de masse. Je trace mon chemin. Parfois, je m’habille en homme, parfois en femme. Laissez-moi tranquille ! On a le droit de faire ce qu’on veut, tant que cela ne nuit à personne. Il n’y a pas de débat à avoir sur ce point : tant que les gens sont heureux, c’est l’essentiel.

Après Cannes, j’ai reçu le message d’une jeune femme. Elle m’écrivait : « Ce film m’a apaisée, mais j’aurais aimé le voir plus jeune. Moi aussi, au départ, j’avais du mal à m’accepter vis-à-vis de la religion. J’ai appris à m’aimer beaucoup plus tard, mais j’ai perdu une partie de ma vie à me renier. » Ce message m’a profondément touchée.

On ne devrait pas souffrir parce qu’on aime. L’amour ne fait de mal à personne : c’est ce qu’il y a de plus beau au monde. Le vivre, c’est déjà une chance, car tout le monde n’a pas la possibilité d’aimer. Et pourtant, on voudrait empêcher les gens de s’aimer… C’est absurde. Comment peut-on se liguer les uns contre les autres, mais pas s’aimer ? On marche sur la tête.

C’est aussi pour cela que je tenais à jouer ce rôle : il fallait montrer que ces personnes existent. Le casting a mis du temps à trouver quelqu’un pour l’accepter. Je leur ai simplement dit : « Vous êtes bien tombés ! » Si c’était à refaire, je le referais mille fois, parce qu’il n’y a rien de mal à aimer, et que le monde a besoin d’amour.

Et comme me l’écrivait cette femme : « On ne fait de mal à personne, pourtant on se sent coupable, on se sent mal vis-à-vis des autres, et c’est horrible. » Vivre dans le déni, ne pas oser parler à ses parents, craindre le rejet, c’est une souffrance que partagent beaucoup de personnes au sein de la communauté LGBTQ+, souvent confrontées au poids du regard des autres et à la peur d’être rejetées. La vie, ce n’est pas cela. La vie, c’est faire ce qui nous rend heureux, sans jamais nuire à autrui.

Il faut donner de la force à cette communauté, parce qu’elle a le droit d’exister. Et de toute façon, elle existe déjà : il faut simplement cesser de faire semblant.

La Queer Palm pour le film, le Prix d’interprétation féminine pour vous : comment avez-vous accueilli cette reconnaissance à Cannes ?

C’était fou. Une immense fierté. D’autant plus que le film n’a pas été facile à faire. À un moment, nous avons perdu un décor en banlieue : les habitants avaient appris le sujet du film et ne voulaient plus qu’on tourne. Par ignorance, peut-être, ou simplement par bêtise — on ne saura jamais. En tout cas, cela montre que certains esprits restent encore très fermés.

Il y a eu aussi des refus de financement, des réactions violentes, parfois racistes ou homophobes. Mais tout cela nous a rendues plus fortes. On s’est dit : « Vous ne voulez pas ? Tant pis, on le fera quand même. » Ce film, c’est une résistance.

Après une avant-première, une femme m’a dit : « Moi, j’ai du mal à croire qu’une fille issue d’une famille musulmane puisse sortir la nuit, aller en boîte, danser… » J’étais sidérée. Ce genre de réflexion montre exactement pourquoi ce film est nécessaire.

Je me souviens lui avoir répondu : « Heureusement que La Petite Dernière existe. C’est une claque pour toi. » Parce que c’est terrible de penser ainsi. Ce n’est pas parce qu’on est musulmane, ou issue d’une culture particulière, qu’on n’a pas le droit de vivre librement. Une origine ne définit ni une pensée ni une façon d’agir : chaque individu a sa propre singularité.

Ce film devait exister. Il faut que ces récits circulent, qu’ils cassent les clichés. Et s’il ne plaît pas à tout le monde, peu importe : il est impossible de plaire à tout le monde.

Fatima reste longtemps en nous, par son silence et sa force tranquille. Qu’aimeriez-vous que les spectatrices et spectateurs retiennent d’elle ?

J’aimerais que les spectateur.rice.s retiennent qu’il faut d’abord s’aimer soi-même avant de vouloir aimer les autres. Parce que si l’on ne s’aime pas, on ne peut pas aimer les autres pleinement. C’est la première chose.

Ce film, je le souhaite, pourra apaiser celles et ceux qui s’y reconnaîtront, et ouvrir le champ de réflexion à d’autres — ceux qui portent encore des idées préconçues, des clichés sur les gens issus de la banlieue ou sur les familles maghrébines. Non, toutes les familles maghrébines ne sont pas violentes. Il n’existe pas de religion pour la tendresse ou pour la honte. La violence, elle, peut se loger partout : dans une famille musulmane, chrétienne, juive, athée… Il faut cesser de tout confondre.

J’espère aussi que le film aidera à déconstruire ces représentations, et qu’il donnera du courage à celles et ceux qui n’osent pas parler. Parce que s’isoler n’est jamais facile : il faut avoir les épaules solides pour cela. Et parfois, le simple fait de confier les choses à un ami, un voisin, un collègue suffit à aller un peu mieux.

C’est un film plein d’amour. J’espère qu’il donnera envie aux gens d’aimer, vraiment : de s’aimer pour ce qu’ils sont, et d’aimer les autres pour ce qu’ils sont.

Mais surtout… d’apprendre à s’aimer.

 
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