Fatima Daas : « Je veux continuer à écrire une littérature de survie »

Le 22 août, Fatima Daas a publié Jouer le jeu, son second roman, aux Éditions de l’Olivier. Cinq ans après La Petite Dernière (Éditions Noir sur blanc, 2020) aujourd’hui porté à l’écran par Hafsia Herzi et sorti en salles le 22 octobre, l’autrice revient sur l’aventure d’un texte qui n’a cessé de se réinventer.

Rencontrée lors de la 5ᵉ édition du Festival du Film Féministe aux Lilas le 12 octobre 2025, où le film La Petite Dernière était projeté en avant-première de clôture, Fatima Daas évoque son rapport à l’écriture, la foi, la liberté et la représentation des corps minorés.

Fatima Daas

Fatima Daas, autrice de La Petite Dernière et de Jouer le jeu (Patrice Normand)

 

Cinq ans après La Petite Dernière et quelques mois après sa transposition au cinéma par Hafsia Herzi, comment avez-vous vécu le fait de voir votre texte incarné, filmé, regardé par d’autres ?

J’étais très heureuse : beaucoup de joie, beaucoup de fierté. Me dire que ce livre allait avoir une autre vie à l’écran, avec une réelle adaptation, une autre sensibilité, un autre regard sur ce que j’avais écrit. J’ai senti un vrai respect pour cette histoire et pour ses personnages.

J’étais ravie que La Petite Dernière prenne une autre forme et puisse toucher d’autres publics, pas seulement des lectrices et des lecteurs. Le cinéma, c’est un autre rapport, c’est autre chose. J’aime que cette histoire voyage ainsi ; comme pour ses traductions, l’idée qu’elle puisse traverser d’autres contextes, d’autres personnes, me réjouit profondément.

 
 

Paru en 2020 aux Éditions Noir sur Blanc, La Petite Dernière révélait la voix singulière de Fatima Daas. Dans ce monologue intime et incisif, une jeune femme musulmane et lesbienne cherche sa place et défie les assignations. Le texte, devenu emblématique d’une génération, a été adapté au cinéma par Hafsia Herzi en 2025.

Hafsia Herzi parle d’une « liberté totale » d’adaptation, tout en cherchant à respecter votre vécu. Comment avez-vous vécu cette liberté prise avec votre texte ?

Je n’ai pas participé au film. Hafsia m’a fait lire plusieurs versions du scénario, parce qu’elle voulait que je sache où elle allait. Nous avons travaillé dans la confiance et le respect. J’ai lu, nous avons échangé librement, mais je ne suis pas intervenue.

Je suis passée sur le tournage, j’ai rencontré Nadia Melliti et les comédiennes, mais j’ai tenu à rester en retrait. Dès le départ, je voulais qu’Hafsia se sente totalement libre, parce que c’est moi qui l’avais choisie. Je lui ai fait confiance. J’étais plus observatrice qu’actrice de ce projet.

Dans Jouer le jeu, vous délaissez le « je » intime de La Petite Dernière pour écrire à la troisième personne, en suivant Kayden. Pourquoi ce choix de distance ? Était-ce une manière de vous réinventer comme autrice ?

J’avais envie de faire autre chose. Je n’avais pas envie de rejouer le même livre : réécrire La Petite Dernière ne m’intéressait pas du tout.
Je crois que c’est ce qu’on attendait un peu de moi : que je reste sur le même terrain, que je rejoue cette partition à l’infini. Mais non. Dans l’écriture, j’ai besoin de me renouveler, de me sentir libre d’essayer d’autres formes.

Écrire à la troisième personne, c’était une manière d’ouvrir un nouvel espace. Avec le journal de Kayden, elle reprend possession d’elle-même par l’écriture : elle devient actrice de ce qui lui arrive, alors que dans la vie, elle subit. J’avais envie de cette bascule-là.

Publié le 22 août 2025 aux Éditions de l’Olivier, Jouer le jeu prolonge l’exploration des marges entamée par Fatima Daas. On y suit Kayden, lycéenne de ZEP passionnée d’écriture, prise entre les promesses de l’école et les loyautés familiales. Un roman d’apprentissage lucide et vibrant, où l’écriture devient à nouveau un acte de liberté.

Dans La Petite Dernière, la foi traversait le texte comme un souffle. Dans Jouer le jeu, elle semble s’effacer. Était-ce une manière de déplacer votre regard, d’aborder autrement la croyance et la vie intérieure ?

Pour moi, dans Jouer le jeu, il n’est pas vraiment question de foi, ni de spiritualité. C’est voulu. J’étais sur autre chose : raconter une famille monoparentale, montrer la joie dans cette configuration-là.
Souvent, on présente ces familles sous l’angle du manque ou de la difficulté. Moi, je voulais montrer une mère qui s’éclate avec ses filles, qui rit, où il y a de l’amour et de la tendresse. Le quotidien reste dur, bien sûr, ce sont des gens qui comptent tout,  mais il y a une vraie force de vie là-dedans.

Et puis j’en avais bavé, pendant cinq ans, à cause de la manière dont la religion avait été reçue dans La Petite Dernière. Ce n’est pas que j’ai décidé de ne plus en parler, c’est juste que je ne voulais pas en faire un détail. Pour moi, la foi a une vraie place : si je la mets, elle doit être incarnée, ritualisée, vécue. Là, je voulais qu’on lise le texte autrement.

Parfois, je me dis même que Jouer le jeu aurait pu être mon premier roman. Chronologiquement, il précède La Petite Dernière. On peut voir Kayden comme celle qu’était Fatima avant. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que dans nos vies, tout coexiste : la foi, le désir, la honte, la famille. Ce n’est pas contradictoire ; c’est l’extérieur qui veut nous faire croire que ça l’est.

Depuis 2020, votre nom est souvent associé à des mots comme « musulmane », « lesbienne », « banlieue ». Comment avez-vous appris à reprendre la main sur ces étiquettes, à les retourner plutôt qu’à les subir ?

Je crois que j’ai retourné le stigmate. Le fait même de prendre la parole, de montrer mon visage, de dire « je suis là », c’est déjà un acte de résistance. Me définir moi-même, c’est une manière de reprendre le pouvoir sur ces réductions. Mais quand je suis ramenée à ça sans que je le choisisse, c’est violent. J’ai envie d’être invitée comme autrice, point. Pas « autrice issue des quartiers populaires », pas « autrice musulmane lesbienne ».

“Ce n’est pas parce que nous écrivons à partir de nos vécus, de nos blessures ou du racisme systémique que nous subissons, que nos livres doivent tourner uniquement autour de ça. Ce qui m’agace, c’est qu’on lit encore nos textes comme des « thèmes », comme si nos histoires ne pouvaient parler qu’à ceux qui nous ressemblent.” — Fatima Daas

Pourquoi nos récits ne pourraient-ils pas représenter d’autres gens ? Pourquoi l’universel serait-il réservé aux récits blancs ? Quand je parle de l’adolescence, du premier amour, du rapport à la famille ; c’est universel. Nous aussi, nous avons le droit d’incarner l’universel.

La Petite Dernière a failli représenter la France aux Oscars. Comment percevez-vous cette reconnaissance, et surtout le regard que la France porte, ou ne porte pas, sur cette histoire ?

Pour moi, c’est une histoire de France. C’est l’histoire de l’immigration postcoloniale, de la galère pour aller étudier à Paris, de l’homophobie, du racisme, de la honte. Qu’on nous refuse cela comme « histoire française », c’est révélateur. Cela dit beaucoup du contexte actuel, de l’endroit où nous en sommes, et à quel point, en 2025, nous n’avons pas encore avancé.

C’est fou de se dire que ce texte date de 2020 et qu’il reste si actuel. Nous verrons comment le film sera reçu, mais peut-être qu’il fera entendre autrement ce que j’ai déjà écrit.

Après le livre, le film, puis ce nouveau roman, avez-vous eu le sentiment de retrouver votre voix, ou de confirmer qu’elle ne vous avait jamais quittée ?

Oui, mais je crois qu’elle ne m’a jamais quittée. J’ai une ligne, une cohérence : il y a ce que j’écris, ce que je pense à l’instant où je le pense, et mes prises de parole : je ne reviens sur rien.

Je ne veux pas me compromettre, ni appartenir à un camp. J’ai envie de continuer à faire de la littérature de survie, pour des lectrices et des lecteurs qui lisent encore avec leur sensibilité, sans chercher à conforter des clichés.

Ma voix est restée intègre. Je continue mon chemin. Et je ne jouerai pas un jeu qui n’est pas le mien.

 
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