Iran : quand la révolution devient langage

Trois ans après la mort de Mahsa Jîna Amini, l’écho des voix de la jeunesse iranienne continue de résonner. Dès septembre 2022, slogans, chants, vers et cris ont bouleversé l’ordre imposé par le régime islamiste. Dans Un orage de mots (Éditions Rue de l’échiquier, 2025), l’écrivaine Chahla Chafiq restitue cette polyphonie insurgée et montre comment les mots eux-mêmes deviennent des actes.

Depuis son exil parisien, elle éclaire, dans cet entretien à Enflammé.e.s le 17 septembre, la force poétique et politique d’une révolution qui a changé le visage de l’Iran.

Chahla Chafiq

Écrivaine et sociologue en exil à Paris depuis 1982, Chahla Chafiq éclaire la force poétique et politique des voix insurgées de la jeunesse iranienne (Isabelle Marchand)

 

La parution est intervenue le 12 septembre 2025, à quelques jours du troisième anniversaire de la mort de Mahsa Jîna Amini. Pourquoi publier maintenant ?

J’y pensais depuis longtemps. Quand le Prix Simone-de-Beauvoir [1]  pour la liberté des femmes a récompensé la révolution « Femme, Vie, Liberté », les membres du jury ont convenu qu’il était impossible de faire venir un ou une jeune Iranienne en raison des risques encourus. Je leur ai donc proposé un livre hommage assorti d’une analyse. Cette idée prolongeait un travail entamé en 2019 avec Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir (Éditions iXe, 2019), nourri par des années à lire les blogs de la jeunesse iranienne, filles et garçons. L’exil ne m’a jamais coupée de l’Iran ; au contraire, avec les réseaux sociaux, des contacts sans censure sont devenus possibles ; ce qui était inimaginable autrefois.

Quand l’orage de mots a éclaté en 2022 — ces paroles qui ont inspiré des chansons et des images —, je me suis dit qu’il fallait écouter ce que cette jeunesse avait à dire. J’ai soumis l’idée, le jury l’a accueillie, et le livre a vu le jour. Le choix de la date, lui, s’est fait de concert avec mes éditeurs, Thomas Bout et Sylvie Grossman, avec qui j’ai eu la chance de travailler dans une véritable harmonie. Le 12 septembre 2025 s’est imposé comme une évidence : une date juste, qui faisait pleinement sens.

 
 

Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir (Éditions iXe, 2019)

Concrètement, comment sest organisée la recherche collective qui a nourri le livre ?

Ce projet a demandé une véritable collaboration. Très vite, il a fallu se protéger des manipulations du régime : après l’assassinat de la jeune Sarina Esmailzadeh [2], par exemple, la police politique a créé de toutes pièces de faux canaux Telegram à son nom, pour brouiller et dénaturer sa parole. D’où la nécessité de travailler en équipe. Zohreh, Pasha et Reza, trois soutiens actifs de « Femme, Vie, Liberté », ont participé à la recherche documentaire et à la vérification de l’authenticité des mots sélectionnés. Le jury du prix a soutenu le projet, sans intervenir dans l’écriture. Il ne me restait ensuite qu'à traduire toutes ces paroles, de la langue persane vers le français.

Mon analyse s’appuie uniquement sur des paroles vraies, livrées avec les visages et les noms de celles et ceux qui les ont prononcées. Je ne voulais pas me limiter à quelques figures emblématiques, mais montrer le lien organique qui relie ces jeunes femmes et hommes à tout un peuple : la voix des parents, des aînés, de l’entourage, des médecins… autant de fragments qui composent la trame vivante de cette révolution.

Un orage de mots  de Chahla Chafiq

Dans Un orage de mots, Chahla Chafiq restitue la polyphonie insurgée née après la mort de Mahsa Jîna Amini : slogans, chants, poèmes et cris d’une jeunesse iranienne qui a fait tomber les piliers de la peur et du mensonge.

Votre livre paraît dans la collection Indigène, connue pour ses textes-manifestes. Aviez-vous justement lintention de l’écrire comme un manifeste littéraire et politique ?

Oui, ce livre peut se lire comme un manifeste. Il donne à entendre une parole de vérité, celle de jeunes femmes et hommes qui ont payé de leur vie leur désir de liberté, et il atteste, par l’analyse et par une chronologie précise, que nous n’avons pas affaire à un simple soulèvement, mais bien à une révolution.

Une révolution inscrite dans la continuité de plus de quatre décennies de luttes, tout en marquant une rupture irréversible avec l’idéologie dominante. Au cœur de cette rupture se trouvent les mots « Femme, Vie, Liberté », qui portent une révolution existentielle : ils bouleversent les rapports de pouvoir et engagent toutes les dimensions de la vie, de l’économique au social, de la culture à l’intime.

Comme l’a souligné l’écrivaine et chercheuse Farzaneh Milani dans sa préface, ces mots ouvrent un dialogue entre la littérature persane et notre époque, et c’est aussi ce qui leur confère leur puissance.

Encadré par la préface de Farzaneh Milani et la postface de Sylvie Le Bon de Beauvoir, votre texte sinscrit dans une filiation intellectuelle et militante. Comment ce relais entre générations éclaire-t-il la portée de votre livre ?

L’histoire même du livre dessine une chaîne de femmes (intellectuelles, éditrice, militantes) et l’on voit aussi des hommes à leurs côtés : preuve que la « question des femmes » n’est jamais seulement celle des femmes. Je qualifie le système iranien de « néo-patriarcat » : il tolère la présence des femmes dans la société, mais à son profit. Le voile obligatoire y fonctionne comme signe d’allégeance idéologique et s’accompagne d’un arsenal juridique qui sacralise la discrimination : la femme y vaut « la moitié de l’homme » — héritage, travail, témoignage devant la Justice… Toute une hiérarchie de pouvoir s’ordonne ainsi : à sa base, la domination des femmes ; à son sommet, le Guide suprême, qui domine hommes et femmes. Après quatre décennies, cette répression est inscrite dans la chair du peuple iranien.

Vous ouvrez votre récit au 13 septembre 2022. Trois ans plus tard, quincarne pour vous le nom de Mahsa Jîna Amini ?

Son nom marque un avant et un après pour la société iranienne. Son féminicide, le 16 septembre 2022, a ouvert une brèche que rien n’a refermée.

Malgré la répression — exécutions, arrestations, emprisonnements — la résistance persiste : à Téhéran, de nombreuses femmes sortent désormais tête nue, tandis que dans les provinces, les autorités redoublent de férocité contre celles qui refusent le voile.

À la date anniversaire du meurtre de cette jeune femme, son père, placé sous surveillance, a fait passer un message simple : « Nous sommes là, nous n’oublions pas. » D’autres ont pris le relais : des parents, des jeunes, mais aussi des artistes ayant fait l’objet d’arrestation, de censure et d’emprisonnement, comme le rappeur Toomaj Salehi, le chanteur Mehdi Yarrahi, ou encore le cinéaste Jafar Panahi. Tous ont témoigné, parfois en chansons composées pour l’occasion, de cette obstination à dire « nous continuons ».

“C’est cela, l’orage : il a porté un coup décisif à deux piliers sur lesquels reposait le régime, la peur et le mensonge, et cette brèche demeure, irréversible.” — Chahla Chafiq

Ces deux piliers du régime, la peur et le mensonge, se sont effondrés. Que sest-il passé, très concrètement ?

Le pays vivait sous le règne de la double parole : le pouvoir mentait pour manipuler, la population mentait pour survivre, au point de mener une double vie, privée et publique. Peu à peu, au fil des luttes successives, cette logique s’est fissurée. En 2022, le privé a débordé dans l’espace public : on a dansé, on a brûlé les voiles, on a dit. Alors, la peur a cédé — et avec elle le mensonge, y compris celui imposé aux dominés.

La brèche est ouverte, elle ne se referme pas. La répression continue : les exécutions se multiplient, jusqu’à celle d’un jeune homme au seuil de l’anniversaire du meurtre de Mahsa ; les prisons se remplissent encore et encore. Mais l’ère de la peur et du mensonge s’est durablement dissipée.

Le slogan « Femme, Vie, Liberté » est devenu le cri dun peuple et a résonné bien au-delà de lIran. Quest-ce qui lui confère une telle puissance de ralliement ?

Né dans les rangs kurdes, le slogan « Femme, Vie, Liberté » a été repris dans tout l’Iran avec une force inédite. Ces trois mots disent l’existence même. Ils ne segmentent pas la société en catégories idéologiques (riches et pauvres, croyants et non-croyants, nationaux ou étrangers), mais affirment ce qui nous est commun : la vie, l’égalité, l’autonomie. Ils rassemblent parce qu’ils parlent à chacun et chacune, au plus intime.

En Iran, ces mots constituent une opposition frontale à un pouvoir que je qualifie de mortifère : un régime qui impose le voile au nom de la « protection » des femmes, qui organise des cérémonies où l’on couvre la tête de petites filles pour les inscrire d’emblée dans l’ordre patriarcal, et qui érige en loi la hiérarchie des sexes. Ce pouvoir se prétend « protecteur », alors qu’en réalité il opprime et détruit.

Dire « Femme, Vie, Liberté », c’est donc rompre à la fois avec le mensonge de cette « protection » et avec l’idéologie qui érige la soumission des femmes en fondement de l’ordre social. C’est une rupture linguistique et politique, mais aussi existentielle, car elle touche toutes les dimensions de l’existence : le corps, la liberté de mouvement, le rapport à la culture, au travail, à la parole publique.

« Voilà pourquoi ce slogan a une telle force contagieuse. Parce qu’il n’est pas un mot d’ordre de circonstance mais un horizon de vie, il a franchi les frontières de l’Iran, porté par sa jeunesse, pour devenir un appel universel. »
— Chahla Chafiq

Les slogans, les poèmes, les chansons, les tweets, les graffitis… Vous en avez fait la matière première de votre livre. Quest-ce qui vous a conduite à ce choix ?

L’orage de 2022 a d’abord éclaté en paroles. Dans la rue et sur les écrans, ce furent des tweets, des hashtags, des slogans, des vers griffonnés sur les murs, des chants repris de bouche en bouche, des poèmes partagés à voix basse ou mis en ligne malgré la censure. Ce flux de mots avait une force immédiate. Mais il ne suffisait pas de les recueillir : il fallait les éprouver, vérifier leur authenticité, les replacer dans une chronologie précise, tant le régime s’acharnait à brouiller les traces.

Parmi ces voix, une chanson s’est imposée : Baraye. Née d’une multitude de tweets commençant par « pour » ou « à cause de », elle a rassemblé en un seul poème la diversité des aspirations de toute une jeunesse. Shervin Hajipour en a fait un chant devenu aussitôt l’hymne de la révolution, repris dans les rues du monde entier.

Mon travail a donc consisté à suivre ces paroles dans leur circulation, à montrer comment elles fissurent la peur et le mensonge, et comment elles s’entrelacent avec d’autres voix : celles d’un parent, d’un médecin, d’un ami, d’un anonyme. Je voulais dépasser l’image des seules icônes pour faire entendre le tissu vivant d’une société. L’analyse était nécessaire, mais elle devait rester en retrait : les mots eux-mêmes devaient parler, avec leur souffle et leur éclat.

Certains slogans torsadent les codes virilistes et jouent du double sens. En quoi ce renversement met-il à nu lautorité patriarcale ?

En retournant contre le pouvoir ses propres registres — la virilité exhibée, la langue de l’injonction — ces formules font sauter un verrou symbolique : elles déplacent le centre de gravité du discours sur le terrain même où le régime prétend dominer. C’est tout l’effet du « double sens » : prêter une attention extrême aux mots, les plier, les détourner, de sorte que la force change de camp. En détournant la virilité, certains slogans parviennent à désarmer le pouvoir patriarcal sur son propre terrain.

Un exemple, parmi d’autres, éclaire ce geste : « Si t’es un vrai mec… sois une femme ». Le trait frappe, parce qu’il retourne l’emblème viriliste pour en révéler l’imposture et affirmer une égalité existentielle.

Cet art du retournement s’inscrit dans ce que je nomme une « orchestration des mots » : tweets, slogans, chants, graffitis composent une polyphonie qui fissure la peur et le mensonge ; ces deux piliers sur lesquels s’appuie la domination.

En Iran, les traducteurs sont des passeurs essentiels face à la censure, et vous-même dites devoir beaucoup à la traduction dans votre parcours. Comment ce rôle vital de la traduction a-t-il orienté votre manière de restituer les paroles de la révolte ?

En Iran, les traducteurs ont en effet un rôle immense : dans un pays cadenassé par la censure, ils ouvrent des fenêtres, ils rendent le monde habitable. La traduction a façonné ma vie d’exil. C’est par elle que j’ai « connu » Paris, avant même d’y vivre : les classiques et les contemporains, tout un monde rendu accessible par ce passage d’une langue à l’autre. Cette expérience m’a appris qu’on ne traduit pas seulement des mots, mais une matière vivante : un rythme, une respiration, une oreille.

Dans ce livre, j’ai moi-même traduit les mots des jeunes avant de les peaufiner grâce à un dialogue avec une amie traductrice, Clara Domingues.

Une traduction réussie, à mes yeux, ne gomme rien : elle restitue la force brute d’une langue et, en même temps, elle l’offre à d’autres lecteurs. C’est ce double geste,fidélité et ouverture, qui lui confère sa nécessité.

La poésie, profondément enracinée dans la culture iranienne, joue-t-elle un rôle dans la révolution actuelle ?

La poésie fait partie intégrante de la vie en Iran : on la récite dans les fêtes, on la défend contre toutes les tentatives d’effacement. Dans le soulèvement « Femme, Vie, Liberté », elle circule à travers les slogans, les tweets, les chansons, les poèmes improvisés. Il y a là une véritable effervescence poétique.

Mais je ne parlerais pas de « révolution poétique » : ce mouvement s’inscrit dans une continuité, renouant avec un héritage — des grands poètes anciens aux voix contemporaines — mis aujourd’hui au service d’une transformation existentielle. La mémoire poétique s’est ainsi transformée en souffle collectif, en arme de résistance, comme le souligne Farzaneh Milni.

Vous insistez sur l’« histoire et la continuité ». Comment les voix des grandes poétesses iraniennes nourrissent-elles encore aujourdhui les mots de la révolte ?

L’orage d’aujourd’hui s’enracine dans une tradition où la littérature occupe une place centrale, et où des femmes ont écrit pour conjurer l’effacement. Des poétesses comme Tahereh Qorratol’Ayn, Forough Farrokhzad, ou Simin Behbahani ont porté cette voix de résistance et d’affirmation, et leur héritage irrigue encore les slogans, les poèmes, les chants contemporains.

Il y a là une continuité : les jeunes qui s’élèvent aujourd’hui contre l’ordre patriarcal reprennent un fil qui relie les générations, en s’appuyant sur ces voix qui ont défié, chacune à leur époque, l’autorité religieuse ou sociale. Mais il y a aussi une rupture : l’orage de 2022 affirme une liberté existentielle qui déborde les cadres établis, et qui transforme l’héritage poétique en force révolutionnaire.

C’est pourquoi j’ai voulu inscrire la révolution « Femme, Vie, Liberté » dans ce double mouvement : celui d’une mémoire qui traverse le temps et celui d’un basculement irréversible face à l’ordre imposé.

Les réseaux sociaux « remixent » les slogans. Peut-on parler dune mémoire vive ?

Oui, car ces mots circulent sans cesse, ils se transforment, se recomposent, s’enrichissent d’un vers, d’un jeu de rimes, d’une nuance nouvelle. Ils passent d’une bouche à une autre, d’un mur de Téhéran à un écran à Paris, d’une chanson improvisée à un tweet partagé des milliers de fois. C’est une mémoire en mouvement, une oralité moderne qui se nourrit de l’instant mais qui garde trace — trace des morts, des disparus, des voix étouffées.

Cette plasticité est une force : elle agrège, elle relie, elle permet aux mots de survivre malgré les censures, malgré les coupures d’internet. Même quand l’État tente de faire taire, les slogans ressurgissent sous d’autres formes, comme des braises qui couvent et se ravivent. Ils traversent les frontières, portés par la diaspora, et se chargent ainsi d’une mémoire collective qui ne se laisse pas effacer.

Vous insistez sur la circulation des mots au-delà du pays. Comment lexil et la diaspora interagissent-ils aujourdhui avec lintérieur de lIran ?

Ce qui a changé, c’est la possibilité d’un lien direct. Quand j’ai quitté l’Iran, il était impossible de dialoguer avec la jeunesse restée sur place ; la censure dressait des murs infranchissables. Les réseaux sociaux ont tout bouleversé : ils ont permis aux paroles de franchir les frontières, d’échanger, de se nourrir mutuellement.

À partir de 2022, l’orage de slogans, de poèmes, d’images a circulé sans cesse entre l’intérieur et l’extérieur. La diaspora a relayé, amplifié, traduit ; à son tour, elle s’est laissée transformer par la vitalité de la jeunesse en Iran. Cette interaction, aujourd’hui, est décisive : elle tisse un espace commun, sans frontières, où chacun participe à l’élan de la révolte.

Si demain un Iran démocratique naît, que deviendront ces mots ?

Ils ne disparaîtront pas avec la chute du régime. Bien au contraire, slogans, poèmes et fragments d’orage deviendront les matériaux d’une reconstruction symbolique : ils témoigneront du courage d’une jeunesse et des sacrifices consentis. Ils formeront aussi une réserve symbolique, un langage commun dans lequel une démocratie pourra se reconnaître et se refonder.

Ces paroles, nées dans l’insoumission, continueront de porter un horizon collectif, affranchi de la peur et du mensonge, et permettront d’inventer de nouvelles formes de citoyenneté.

Vous dites que le régime na plus que deux voies devant lui. Lesquelles ?

Deux scénarios se dessinent. Le premier, c’est celui d’un recul progressif — on le voit déjà avec les reculs sur la question du voile — qui pourrait conduire à un effondrement « doux », avec des transitions pensées et portées par la société elle-même. Le second, c’est l’obstination : la fuite en avant, la confrontation frontale, l’ouverture à de nouveaux soulèvements.

Le régime, affaibli, reste cependant doté de ressources : l’argent du pétrole, une armée redoutable, des forces armées jusqu’aux dents et des relais terroristes à l’extérieur, comme le Hezbollah. Cette combinaison, fragilité interne et moyens de survie, rend l’avenir incertain.

Le titre Un orage de mots porte en lui une image forte. Faut-il y voir un orage passager ou lannonce dun changement durable, comme dun nouveau climat ? »

Les deux dimensions coexistent. L’orage, c’est d’abord l’instant fulgurant, cette irruption de slogans, de chants, de poèmes, qui a été réprimée dans le sang. Mais cet instant a ouvert une rupture irréversible. Il a fait tomber deux piliers du régime : la peur et le mensonge. Depuis, malgré les exécutions, malgré les arrestations, malgré l’acharnement répressif, la société iranienne n’est plus la même. Il y a un avant et un après — et c’est cela qui change tout.

Depuis votre exil parisien, que signifie pour vous « entendre » encore ces voix, malgré la censure et la distance ?

C’est éprouver, très concrètement, que la langue demeure une patrie vivante. Pour moi, les mots ont toujours été un fil de vie : ma mère me les a transmis avant même l’école, et c’est en prenant son prénom comme pseudonyme que j’ai voulu lui rendre hommage. Dans l’exil, l’écriture en persan et en français m’ont permis de survivre à la douleur des pertes, de ne pas sombrer. On peut être coupé de sa terre, mais personne ne peut nous confisquer la circulation des mots : ils se répondent, se traduisent, se transmettent. C’est par eux que l’on reste relié : à un peuple, à une jeunesse, à un avenir.

  • [1] Créé par Julia Kristeva en 2008 et présidé par Sylvie Le Bon de Beauvoir, le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes distingue chaque année, partout dans le monde, une action ou une personnalité œuvrant pour l’émancipation des femmes. En 2023, il a consacré le mouvement iranien Femme, Vie, Liberté, offrant une reconnaissance internationale à cette révolution portée par les femmes.

    [2] Sarina Esmailzadehétait une adolescente de 16 ans, vloggeuse iranienne, tuée le 23 septembre 2022 lors des manifestations déclenchées après la mort de Mahsa Jîna Amini. Selon Amnesty, elle a subi de violents coups à la tête portés par des forces de sécurité, ce qui lui a été fatal. Après sa mort, les autorités ont tenté de diffuser une version officielle la présentant comme un suicide — un récit contesté par de nombreux témoignages.

 
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