Féminisme dévoyé, agenda réactionnaire : les visages féminins de l’extrême droite

Le 28 avril 2025, Enflammé.e.s s’est entretenu avec Magali Della Sudda, politiste et socio-historienne, chargée de recherche au CNRS et membre du Centre Émile Durkheim (CNRS/Sciences Po Bordeaux). Trois ans après la publication de son ouvrage Les nouvelles femmes de droite (Éditions Hors d’atteinte, 2022), elle analyse la manière dont certaines militantes des droites radicales reprennent les codes du féminisme pour mieux les détourner.

Sous une esthétique soignée et un discours d’émancipation de façade, ces militantes des droites radicales promeuvent un projet politique profondément inégalitaire, identitaire et réactionnaire. À travers elles, c’est l’idéologie de l’extrême droite contemporaine qui se redessine.

Les nouvelles femmes de droite de Magali Della Sudda

« Sous des airs d’émancipation, certaines militantes des droites radicales défendent un projet profondément inégalitaire, identitaire et réactionnaire. » — Magali Della Sudda

 

Vous montrez que les « nouvelles femmes de droite » n’opèrent pas une rupture totale avec le féminisme, mais procèdent plutôt à une relecture conservatrice de ses acquis. Quels éléments du legs féministe revendiquent-elles ?

Cela dépend fortement du groupe auquel on s’intéresse. Dans mon ouvrage, je me penche principalement sur les formations militantes qui émergent après la Manif pour tous. Ces groupes présentent une grande diversité d’attitudes vis-à-vis du féminisme.

Certaines, comme les militantes des Caryatides — section féminine d’un parti nationaliste — rejettent en bloc tout héritage féministe. Leur position est claire : elles sont dans une logique de militantisme de témoignage, profondément hostile au féminisme dans son ensemble. Elles revendiquent un antiféminisme sans détour.

D’autres groupes, en revanche, adoptent une posture plus ambivalente. C’est le cas des militantes identitaires de l’ancien groupe Belle et Rebelle, aujourd’hui éclipsées par des figures comme Thaïs d’Escufon, ou par le Collectif Némésis, un groupe non-mixte fondé en 2019. Chez ces militantes identitaires, on constate une adhésion partielle aux valeurs féministes : elles valident l’égalité civile et politique entre les sexes. En revanche, tout ce qui concerne les droits économiques, sociaux ou reproductifs — salaires, santé, IVG — est soigneusement écarté.

Cette discrétion n’est pas fortuite. D’une part, ces questions divisent en interne. D’autre part, il serait stratégiquement contre-productif de s’afficher explicitement antiféministe dans une société où les valeurs d’égalité sont largement partagées, sinon appliquées. On préfère donc opérer une forme de recyclage : conserver les mots du féminisme pour leur substituer un contenu nationaliste. Ce choix relève d’une stratégie de communication, mais le projet politique, lui, reste profondément conservateur.

 
 

Pourquoi ce choix d’un « féminisme identitaire » plutôt qu’un antiféminisme frontal comme celui qu’on voyait dans les années 1980 ou 1990 ?

C’est essentiellement une décision tactique. À la fin des années 1980, certaines militantes du Front national affirmaient déjà une forme d’autonomie féminine. Les sociologues féministes Claudie Lesselier et Fiammetta Venner avaient documenté ce phénomène : elles observaient, chez une minorité de femmes sympathisantes ou militantes, un discours valorisant l’indépendance et l’autonomie, qui s’écartait des attendus genrés traditionnels du parti. Ces profils sont restés très marginaux, et le sont toujours aujourd’hui. Mais cette tension entre féminité et nationalisme n’est pas nouvelle : dès les années 1930, certaines femmes engagées dans des ligues d’extrême droite tentaient déjà de concilier nationalisme et émancipation féminine.

Ce qui change aujourd’hui, c’est le choix d’un affichage stratégique. Plutôt que de s’opposer frontalement au féminisme — ce qui, dans une société où les valeurs d’égalité sont largement partagées, serait contre-productif — ces militantes préfèrent en détourner les codes. Comme l’ont montré les travaux de Vincent Tiberj ou encore ceux d’Anja Durovic et Nonna Mayer, une majorité de la population adhère à l’idéal égalitaire, même si les inégalités de fait persistent.

“Dès lors, affronter directement le féminisme reviendrait à se couper d’une large partie de l’électorat. Il est donc plus efficace de subvertir son langage : reprendre les mots de l’émancipation pour leur substituer un contenu conservateur, voire nationaliste. Le discours change de forme, mais le fond demeure : un projet profondément inégalitaire, hiérarchisant les êtres humains selon leur naissance, leur culture ou leur sexe.” — Magali Della Sudda

Comment expliquer que ces militantes issues de milieux sociaux privilégiés défendent des rôles genrés traditionnels ?

Là encore, il faut distinguer. Les Caryatides, par exemple, du peu que l’on connaît de leur sociologie, sont nettement moins dotées en capital scolaire ou économique. Elles évoluent dans un entre-soi très fermé, essentiellement lyonnais, où le militantisme de témoignage s’ancre dans des réseaux familiaux, amicaux, voire amoureux.

À l’inverse, les militantes issues de la mouvance identitaire — comme celles de Némésis ou des anciennes Antigones — sont bien souvent diplômées, parfois très brillamment. Certaines détiennent un solide capital culturel, et ce militantisme est clairement conçu comme un engagement d’élite. Ce n’est pas un militantisme de masse : c’est un engagement d’élite, fondé sur une valorisation de l’individu, de la compétence, de la distinction. Ces femmes se présentent comme affranchies des rapports de domination, et surtout, refusent de se penser comme des victimes.

Ce qu’elles défendent, ce n’est pas un retour à la domesticité, mais une vision spécifique de la féminité occidentale, conçue comme raffinée, digne d’être protégée, incarnée. Alice Cordier affiche un corps sportif, entraîné, dynamique — elle commercialise même des produits liés à cette image. Claire Geronimi, elle, se définit comme cheffe d’entreprise. Elles ne défendent pas des rôles genrés subalternes : elles incarnent une figure autonome, performante, presque entrepreneuriale.

C’est d’ailleurs ce qui les distingue de Thaïs d’Escufon, autre figure féminine de l’extrême droite. Après avoir incarné la jeunesse militante identitaire, elle assume désormais, une posture beaucoup plus traditionnaliste. Elle valorise le couple hétérosexuel conservateur, défend l’idée qu’il faut « refaire des couples pour refaire la civilisation », et cherche à rassurer une jeunesse masculine frustrée par l’autonomie croissante des femmes. Là où Thaïs d’Escufon parle aux jeunes hommes en quête d’un modèle féminin réassurant, les militantes de Némésis s’adressent à des jeunes femmes qui veulent conserver leur indépendance, tout en refusant le féminisme progressiste. Deux stratégies, deux publics.

Différentes figures féminines coexistent donc à l’extrême droite. En quoi les modèles portés par Némésis et par Thaïs d’Escufon s’opposent-ils ?

Thaïs d’Escufon incarne une figure de féminité traditionnelle, dans la veine des « tradwives » : elle valorise le rôle maternel, le foyer, la dépendance assumée à l’homme. Elle reprend les codes esthétiques d’une féminité classique, soignée, correspondant à un idéal de beauté occidentale — ce qu’elle met volontairement en scène sur les réseaux sociaux. Cette image, rassurante, docile et disponible, s’adresse principalement à une jeunesse masculine en mal de relations sociales avec les femmes, souvent frustrée par l’autonomie grandissante des femmes de leur génération. Thaïs les réconforte : elle propose une féminité soumise mais valorisée, qui rétablit une hiérarchie familière.

Némésis, au contraire, vise un tout autre public. Le collectif parle aux jeunes femmes qui, tout en refusant les discours féministes contemporains, tiennent à leur autonomie. Ce sont des militantes qui s’inscrivent dans une logique méritocratique, souvent très individualiste, et qui rejettent toute lecture victimaire de leur condition. Leur combat n’est pas pour un retour aux rôles traditionnels, mais pour la défense d’une civilisation occidentale qu’elles estiment menacée. Là où Thaïs d’Escufon rassure de jeunes hommes en quête d’un modèle féminin conforme à leurs attentes, Némésis séduit des jeunes femmes en quête d’indépendance, sans pour autant s’identifier aux mouvements féministes. Deux discours, deux cibles, deux stratégies — profondément divergentes.

Les réseaux sociaux jouent un rôle central dans la diffusion de ces discours. Comment ces militantes s’en servent-elles pour déployer une stratégie de communication efficace et détourner les codes du féminisme ?

Les réseaux sociaux ont démultiplié la portée de ces discours. Là où, dans les années 1910, les ligues féminines utilisaient la presse et des lanternes pour projeter des images dans les fermes, on a aujourd’hui Instagram, TikTok, YouTube, ou X. Ces plateformes permettent de toucher directement l’intimité des individus, avec des messages visuellement soignés, très ciblés, relayés par des algorithmes. L’efficacité est redoutable.

Elles soignent leur image avec des visuels léchés, des discours calibrés, et un marketing d’influence très efficace. Leur esthétique, à la fois occidentale et épurée, mêle tradition et modernité, pour leur public. Des militantes diffusent ainsi très rapidement des concepts comme les « tradwives », venus d’Amérique du Nord et promus par des réseaux religieux et économiques, participant à une normalisation de ces modèles.

Mais leur stratégie va bien au-delà de la simple communication numérique. Le Collectif Némésis développe ce que j’appelle une stratégie « parasitaire » : les militantes infiltrent les manifestations féministes, brandissent des banderoles, captent l’attention médiatique. Cette tactique leur permet non seulement de bénéficier de la visibilité de leurs adversaires, mais aussi de faire passer leur message tout en escamotant celui des mouvements féministes progressistes.

“Ce brouillage impose aux militantes féministes une redéfinition urgente de leurs propres stratégies : comment réagir face à un adversaire qui se prétend lui-même féministe ?” — Magali Della Sudda

Ces militantes invisibilisent pourtant totalement les luttes pour les droits sociaux. Pourquoi ce silence est-il si stratégique ?

Parce que dévoiler leur programme économique réel serait se couper de l’électorat féminin. Le fond idéologique de ces groupes repose sur une vision profondément inégalitaire du monde : les individus ne sont pas égaux par nature, et les plus méritants ont accès aux ressources. Autrement dit, dans le contexte actuel, c’est une vision du monde qui justifie les inégalités socio-économiques. Le programme des partis politiques qu’elles soutiennent vise à démanteler les politiques de redistribution, les droits sociaux issus de la Libération, les avancées en matière de santé reproductive, d’autonomie ou d’égalité salariale.

C’est pourquoi ces militantes ne parlent jamais de la fermeture des centres IVG, de la pénurie de gynécologues, des écarts de salaire. Ce serait trop impopulaire. À la place, elles se concentrent sur les enjeux « patrimoniaux » : sécurité, immigration, autorité. Mais ce silence n’est pas un oubli : c’est un camouflage.

Et c’est aussi ce qui explique l’instrumentalisation des violences sexuelles ?

Absolument. Les violences sexuelles sont devenues un point d’entrée consensuel dans l’espace public depuis MeToo. Mais plutôt que de les inscrire dans une logique féministe de lutte contre le patriarcat, ces militantes les réinterprètent dans un cadre sécuritaire et racial. L’agresseur, ce n’est plus « l’homme », mais « l’homme musulman », l’étranger, le migrant.

On assiste selon la sociologue Charlène Calderaro à une ethnicisation du sexisme. Ce que Francesca Scrinzi nomme « racialisation du sexisme » et Sara R. Farris « fémonationalisme ». Le patriarcat n’est plus perçu comme un système universel, mais comme un problème importé. Cela permet d’articuler les violences sexuelles à un discours anti-immigration, sans jamais interroger les violences intrafamiliales, conjugales, dans les milieux blancs et catholiques. C’est un cadrage extrêmement pernicieux.

Depuis 2013, on observe un brouillage croissant entre droite conservatrice et extrême droite. Comment cette recomposition s’est-elle opérée autour des questions de genre ?

Ce brouillage s’est amorcé avec les mobilisations contre la loi Taubira sur le mariage pour tous, et plus largement contre les politiques d’égalité de genre portées notamment par Najat Vallaud-Belkacem. Ce moment marque un véritable basculement. À droite, la défaite de Nicolas Sarkozy provoque une crise de leadership et d’identité. À l’extrême droite, le Front national se réorganise sous la bannière du Rassemblement Bleu Marine. Cette situation de fragilité politique ouvre la voie à une stratégie de coalition des droites autour d’un ennemi commun : ce qu’on appelait alors « la théorie du genre », rebaptisée aujourd’hui « wokisme ».

Ce combat contre les politiques d’égalité devient ce que mes collègues appellent une « glue symbolique » : un lien idéologique capable de fédérer des courants très différents — conservateurs, nationalistes, identitaires — autour d’un récit et d’un imaginaire commun. Ce partage ne concerne pas seulement les idées, mais aussi les esthétiques, les argumentaires, les modes d’action. Il permet à des militantes comme Alice Cordier de rejoindre les Républicains, tandis que d’autres soutiennent Éric Zemmour ou Marine Le Pen. Il n’y a pas pour elles de contradiction : chacune choisit sa trajectoire, sa carrière politique, en fonction des opportunités, mais toutes s’appuient sur un socle commun. Et ce socle, c’est l’opposition résolue au féminisme progressiste.

Quels leviers voyez-vous pour réaffirmer un féminisme égalitaire et universaliste dans l’espace public ?

En tant que chercheuse en science politique, je m’exprime rarement quand il s’agit de formuler des préconisations. Mais on peut tirer des pistes à partir du diagnostic. D’abord, il est essentiel de prendre conscience de la structuration actuelle du champ médiatique. Il amplifie les discours réactionnaires, leur offre une caisse de résonance sans équivalent, parfois à travers des figures médiatiques soutenues par des capitaux économiques considérables — je pense ici à Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin.

Ensuite, il faut comprendre que ces militantes brouillent les lignes traditionnelles de l’engagement. Elles ne sont plus dans l’opposition frontale, mais dans une stratégie d’annexion : elles s’approprient les codes du féminisme pour mieux le déconstruire de l’intérieur. Les féministes doivent donc réaffirmer leurs propres lignes rouges, clarifier ce que signifie un féminisme universaliste — un mot parfois disputé, je le sais, mais qu’il faut assumer.

« Ce féminisme-là s’inscrit dans l’héritage des Lumières, débarrassé de ses impensés sexistes. Il défend l’égalité des individus, quel que soit leur genre, leur origine, leur culture ou leur classe. Il n’est pas relativiste, ni identitaire. C’est un projet politique d’émancipation qui ne peut se concilier avec les logiques de domination hiérarchisantes portées par l’extrême droite. »
— Magali Della Sudda

Ces nouvelles femmes de droite cherchent-elles à « nationaliser » les droits des femmes ? À les redéfinir comme une propriété civilisationnelle, occidentale, voire française ?

C’est exactement cela. Elles présentent les droits des femmes comme un acquis de la civilisation occidentale, legs du christianisme et du paganisme, menacés un patriarcat « importé ». Cette idée d’un féminisme culturellement enraciné — et donc exclusif — leur permet d’opposer « nos femmes » aux « leurs ». Il s’agit bien d’une entreprise de nationalisation des droits, au sens de : ce sont des droits que les Occidentaux, auraient offerts à « nos femmes », et que les « autres », les immigrés d’Afrique et du Proche-Orient, viendraient mettre en péril.

C’est une forme de réécriture historique. On efface les luttes sociales, les mobilisations féministes, les conquêtes arrachées de haute lutte pour faire des droits des femmes un simple attribut civilisationnel. Cela permet de justifier des politiques autoritaires, sécuritaires, et ethno-différentialistes, tout en se réclamant de l’émancipation.

Alors que se profile l’élection présidentielle française de 2027 et que Jordan Bardella apparaît comme un candidat potentiel, ces collectifs féminins d’extrême droite vont-ils modifier leur stratégie ?

Il est encore tôt pour le dire, mais je pense que la variable déterminante ne sera pas Jordan Bardella lui-même, ni l’évolution du Rassemblement national en interne. Ce qui jouera un rôle décisif, ce sont les dynamiques transnationales. On observe déjà des tentatives d’implantation de Némésis en Belgique, en Suisse, et des rapprochements avec des figures comme Tommy Robinson au Royaume-Uni. Le soutien des droites religieuses américaines, de certains secteurs de la tech ou du capitalisme financiarisé, tout cela influence plus profondément les stratégies que les calculs politiciens nationaux.

Par ailleurs, la libéralisation des plateformes numériques joue un rôle fondamental. L’achat de X par Elon Musk a levé des restrictions que les groupes d’extrême droite dénonçaient. Aujourd’hui, ces militantes peuvent déployer leur rhétorique sans filtre, sans modération, dans des espaces qui échappent largement aux régulations démocratiques. Leur stratégie de communication s’inscrit donc dans une dynamique globale, techno-politique, beaucoup plus large que la seule échéance présidentielle française.

 
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