Najat Vallaud-Belkacem : penser l’égalité comme une politique à part entière

Najat Vallaud-Belkacem a été la première ministre des Droits des femmes à la tête d’un ministère de plein exercice depuis 1981. C’était en 2012, sous la présidence de François Hollande. Elle y a porté une ambition : faire entrer l’égalité femmes-hommes dans tous les pans de l’action publique — du droit à l’IVG à la lutte contre les violences, en passant par l’égalité salariale et la représentation.

Plus de dix ans plus tard, elle revient, dans un entretien accordé à Enflammé.e.s le 23 avril 2025, sur ce moment politique, les avancées réelles, les reculs silencieux, et les résistances acharnées toujours à l’œuvre. Une parole lucide, sans nostalgie, mais habitée par une exigence : que l’égalité cesse d’être un supplément d’âme, et devienne enfin une ligne de force politique.

Najat Vallaud-Belkacem

En 2012, Najat Vallaud-Belkacem est devenue la première ministre des Droits des femmes à la tête d’un ministère de plein exercice depuis 1981 (Astrid di Crollalanza)

 

Quand vous êtes nommée ministre des Droits des femmes en 2012, qu’est-ce que cela représente pour vous ? Y avez-vous vu un signal politique fort ?

Oui, absolument. Cela faisait vingt-six ans qu’un tel ministère n’avait pas existé : une éternité politique. Sa recréation marquait un véritable changement de cap. Pour moi, c’était l’occasion, enfin, de mettre à jour notre regard sur les droits des femmes, de reformuler les enjeux dans toute leur complexité, et de les faire entendre avec la place qu’ils méritent.

J’ai trouvé cette mission profondément exaltante. Car pendant toutes ces années où personne ne s’était consacré à temps plein à ces sujets, des angles morts avaient proliféré. Le temps partiel subi, les familles monoparentales, le plus souvent sous la seule responsabilité des mères, les violences conjugales qui frappaient de plus en plus tôt : autant de réalités demeurées dans l’ombre faute d’un engagement politique fort.

Ce ministère, dans toute sa puissance retrouvée, offrait enfin la possibilité de s’attaquer à ces zones grises, de leur donner une visibilité et une légitimité à la hauteur de leur urgence.

 
 

En 2014, le ministère des Droits des femmes est rétrogradé au rang de secrétariat d’État[1]. Qu’est-ce que cela vous a inspiré ?

Ce déclassement n’était pas un simple réajustement ministériel : c’était un signal d’alerte. Bien sûr, les contraintes d’un gouvernement resserré peuvent s’entendre. Mais ce genre de logique, présenté comme un exercice de rationalité, finit toujours par reléguer les grandes causes aux marges de l’action publique.

Car à chaque fois qu’un portefeuille comme celui des droits des femmes, du handicap ou de la politique de la ville est raboté, ce sont des réalités humaines majeures qui disparaissent des radars. Or, ce sont précisément des domaines qui appellent un engagement sans relâche.

Rétrograder ce ministère, ce n’est pas seulement changer son intitulé. C’est le priver de la puissance politique nécessaire pour peser. Et cela a des conséquences très concrètes : moins de poids dans les arbitrages, moins de leviers pour faire bouger les lignes.

Les droits des femmes traversent toutes les politiques publiques — de l’Intérieur à la Santé, de la Famille à l’Éducation. La personne qui les porte doit pouvoir dialoguer d’égal à égal avec ses homologues. Si elle n’est qu’une secrétaire d’État, malheureusement la vie politique est ainsi faite que ce rapport de force devient très inégal.

Et le plus grave, c’est cette lente banalisation : le ministère devient une variable d’ajustement, que l’on monte ou rabaisse selon les circonstances. C’est, au fond, une manière à peine voilée de dire que ces droits-là ne sont pas essentiels.

Quand l’égalité devient la cible

Vous avez porté l’ABCD de l’égalité, un programme pédagogique destiné à lutter contre les stéréotypes de genre dès l’école. Il a été abandonné en 2014, sous forte pression politique. Le gouvernement vous a-t-il soutenue dans ce moment-là ?

Ce programme,qui était en préparation depuis des mois, a eu le malheur de voir sa réalisation advenir quelque temps après l’adoption de la « loi mariage pour tous », dans un contexte extrêmement tendu, notamment du fait de La Manif pour tous, qui n’acceptait pas d’avoir perdu son combat. Elle a trouvé dans ces ABCD de l’égalité de quoi remobiliser ses partisans et poursuivre son combat contre « la décadence ».

Ce dispositif, qui visait simplement à faire reculer les stéréotypes de genre dès le plus jeune âge, a été caricaturé de manière grotesque. Nous avons été accusés de vouloir enseigner aux enfants qu’ils pouvaient changer de sexe comme on change de chemise. L’égalité entre filles et garçons, qui devrait être une évidence républicaine, est devenue un sujet sulfureux. À ce moment-là, une enseignante a même été menacée de mort.

Face à cette violence, il a fallu prendre une décision. Protéger les équipes éducatives était une priorité. Mais l’abandon du programme, en pleine dynamique, a été un crève-cœur. Nous avions le sentiment d’avoir lancé quelque chose de juste, de solide, et de le voir stoppé brutalement, en plein vol. Nous avons alors choisi d’intégrer les contenus essentiels à l’apprentissage de l’égalité directement dans le droit commun — dans la formation des enseignants, dans les ressources pédagogiques mises à leur disposition — pour sauver l’essentiel et refermer la parenthèse de l’expérimentation, qui, à force d’avoir été salie par les assaillants, avait fini par inquiéter même des parents sans idées préconçues (« mais nos enfants ne sont pas des rats de laboratoire », disaient certains…).

Avec le recul, je me suis longtemps demandé : était-ce une erreur de moment, une erreur de méthode ? Était-ce cette dimension expérimentale, en effrayant certains parents, qui avait tout fragilisé ?

Mais ce doute s’est dissipé lorsque j’ai observé ce qui s’est passé en Belgique[2]. Là-bas, un programme similaire, inscrit dans un calendrier parlementaire apaisé, sans contexte inflammable, et généralisé à toutes les écoles — sans cette idée de « test » sur quelques établissements — a pourtant déclenché une hostilité encore plus violente, allant jusqu’à l’incendie de plusieurs écoles.

Ce fut pour moi une révélation : les résistances ne tiennent ni à la méthode, ni au calendrier. Elles sont structurelles. Il existe des forces qui ont tout intérêt à ce que l’inégalité perdure — et, surtout, qui refusent que la puissance publique s’aventure dans la sphère familiale, y compris lorsqu’il s’agit simplement de protéger des enfants.

« Il faut, vraiment, cesser de s’excuser de vouloir faire progresser la société. »
— Najat Vallaud-Belkacem
  • Lancé à la rentrée 2013 dans plus de 600 classes de dix académies volontaires, le programme des « ABCD de l’égalité » visait à déconstruire les stéréotypes de genre dès la maternelle. Élaboré conjointement par les ministères de l’Éducation nationale et des Droits des femmes, ce dispositif proposait des séquences pédagogiques intégrées aux enseignements existants — sans ajout d’heures — et reposait sur des outils concrets pour aborder l’égalité entre filles et garçons dans le sport, la littérature ou les interactions de classe.

    Son objectif : contrer les mécanismes qui, dès le plus jeune âge, assignent les enfants à des rôles sexués — sagesse pour les filles, turbulence pour les garçons — et conditionnent ensuite leurs parcours scolaires et professionnels.

    Rapidement, l’initiative a été violemment attaquée par des groupes conservateurs. Ces derniers l’ont accusée de véhiculer une prétendue « théorie du genre » visant à brouiller les identités sexuelles et à « détruire la famille ». Une campagne de désinformation massive a culminé en janvier 2014 avec des retraits d’élèves, à l’appel de militantes proches de l’extrême droite.

    Face à ces tensions, le gouvernement a mis fin à l’expérimentation, préférant intégrer les contenus au droit commun. Une décision défensive, qui a laissé un goût amer à ses initiateurs. Aujourd’hui encore, cette séquence reste emblématique de la difficulté à inscrire l’égalité dans les politiques éducatives sans qu’elle devienne une cible idéologique.

  • Portée par Najat Vallaud-Belkacem, la loi du 4 août 2014 visait à inscrire l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les champs de la vie sociale, économique et politique. Elle se donnait pour ambition de transformer une égalité formelle en égalité concrète.

    Le texte introduit des avancées structurantes : réforme du congé parental pour encourager son partage entre les deux parents, sanctions contre les entreprises ne respectant pas l’égalité salariale, accès conditionné aux marchés publics pour les employeurs non vertueux. La loi renforce aussi les protections en cas de violences conjugales, généralise le téléphone « grand danger », interdit la médiation pénale dans ce cadre et maintient les victimes dans leur logement.

    Côté représentation, elle étend les exigences de parité aux instances dirigeantes des fédérations sportives, établissements publics, chambres consulaires et entreprises de plus de 250 salarié.es. Dans les médias, le CSA voit ses compétences élargies pour lutter contre les stéréotypes sexistes. La loi interdit aussi les concours de « mini-miss » pour les moins de 13 ans.

    Enfin, elle acte deux changements majeurs dans le champ des droits reproductifs : la suppression de la notion de « détresse » pour accéder à l’IVG — désormais reconnu comme un droit à part entière — et l’extension du délit d’entrave à l’accès à l’information sur l’avortement, en ciblant notamment les sites de désinformation.

    Pensée comme une loi transversale, cette loi marque l’un des jalons les plus ambitieux du quinquennat Hollande en matière d’égalité femmes-hommes.

Réparer les rouages de l’égalité au travail

Vous avez instauré des sanctions pour les entreprises ne respectant pas l’égalité salariale. Quels effets ont-elles eus ?

L’effet le plus décisif, à mes yeux, ne tient pas tant aux sanctions elles-mêmes. Bien sûr ces dernières furent inédites : c’était la première fois que des entreprises étaient véritablement mises face à leurs responsabilités pour non-respect de l’égalité salariale. La loi le permettait depuis des années, mais il avait fallu ce décret, que j’ai pris, pour qu’elle devienne enfin effective.

Ce qui m’a le plus marquée, pourtant, ce sont les dynamiques que cette impulsion a fait naître au cœur même des entreprises. Dans de nombreuses structures, en particulier de taille intermédiaire, on a vu apparaître des réseaux féminins, des espaces d’échange, parfois informels, où les femmes ont commencé à se saisir collectivement des questions d’égalité. En parallèle, j’ai observé une professionnalisation réelle des représentant.es syndicaux sur ces enjeux : formation, vigilance, capacité à intervenir, à auditer, à faire vivre la loi dans les faits. L’égalité n’était plus seulement un objectif réglementaire : elle devenait un sujet porté de l’intérieur, un levier d’engagement. Et c’est précisément cela qui permet à ces avancées de durer, même après les changements de majorité.

L’égalité professionnelle cessait d’être une case à cocher dans un plan d’action. Elle devenait une cause portée, vivante, investie par celles et ceux qu’elle concerne.

Et c’est précisément cela qui a permis à cette impulsion de perdurer. Car ce ne sont pas les sanctions qui changent tout, mais le fait que les femmes se soient saisies du sujet. Que, de l’intérieur, elles en aient fait un levier. C’est dans cette appropriation vivante que naissent les transformations durables.

La parité reste fragile. Quels leviers proposer aujourd’hui ?

Pour faire progresser durablement la parité, il faut intervenir bien en amont des inégalités visibles. Les lois, les sanctions, les obligations sont nécessaires, bien sûr, mais elles ne suffisent pas : encore faut-il bâtir une culture de l’égalité.

Il serait par exemple judicieux d’intégrer, dans les critères d’évaluation des managers, une obligation de progression tangible des femmes. Si, après cinq années, une équipe ne compte que des promotions masculines, alors ce n’est plus un hasard : c’est un symptôme d’un management qui n’est pas à la hauteur.

Il faut aussi repenser en profondeur la manière dont notre société accueille la parentalité. Lorsqu’une femme annonce qu’elle attend un enfant, cela passe encore trop souvent pour son manager comme une mauvaise nouvelle, une contrainte. Tandis qu’un homme qui devient père est perçu comme encore plus stable, plus fiable : on le promeut, on lui confie davantage de tâches. Alors il rentre à la maison de plus en plus tard, et la charge domestique pèse encore un peu plus encore sur sa compagne. C’est un cercle vicieux, qui perpétue les inégalités dans la sphère privée comme dans l’espace professionnel.

La loi de 2014 a tenté d’amorcer un rééquilibrage, en rendant le congé parental plus équitablement partageable. Le congé paternité a été étendu ensuite, ce qui constitue un pas en avant. Mais dans les faits, trop peu d’hommes le prennent encore. Il est temps de réfléchir au rôle que peuvent jouer les entreprises pour encourager cette prise de responsabilité.

Certaines mesures, très simples, pourraient y aider. Le congé pour enfant malade, par exemple, n’est accordé que jusqu’aux seize ans de l’enfant. Pourtant, nous savons à quel point les adolescents peuvent aujourd’hui aller mal. Ils ont besoin de leurs parents, mères comme pères.

Il est temps de réactualiser ces droits, de les rendre plus justes. Et surtout, de créer les conditions qui permettent enfin aux pères de prendre toute leur place. C’est, sans doute, une des clefs les plus puissantes pour faire progresser l’égalité réelle.

En 2013, votre plan triennal de lutte contre les violences faites aux femmes avait posé des fondations importantes. Pourquoi, selon vous, l’élan #MeToo n’a-t-il pas permis d’aller plus loin ?

À l’automne 2017, avec le surgissement de #MeToo, on aurait pu espérer un basculement historique. Ce mouvement a mis au jour, avec une intensité inédite, la masse silencieuse des violences que tant de femmes avaient endurées dans l’ombre. Harcèlement, agressions, violences conjugales : tout soudain apparaissait, visible, nommé, impossible à ignorer. Ce qu’il fallait alors, c’était une réponse politique à la hauteur. Une prise de conscience, certes — mais surtout un acte fort, clair, déterminant.

Les associations étaient prêtes. Elles avaient un plan, précis, réaliste. Elles demandaient un milliard d’euros — ce que l’Espagne, elle, a fait, avec des résultats concrets. En France, on leur a répondu par un Grenelle sans colonne vertébrale consistant pour l’essentiel à deshabiller certaines structures pour faire mine d’en habiller d’autres [N.D.L.R un Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre 2019 par le Gouvernement Philippe II]. On a laissé entendre que leur mobilisation était excessive, presque déplacée. Comme si leurs revendications relevaient d’un moment d’exagération collective, d’un trop-plein d’émotion. Ce fut un rendez-vous manqué.

Et pourtant, les réponses sont connues. Il ne s’agit pas d’inventer, mais d’appliquer ce que l’on sait déjà : créer des places en hébergement d’urgence, renforcer la présence de travailleurs sociaux dans les commissariats, former les magistrats à mieux qualifier les plaintes, soutenir durablement les associations. Rien de révolutionnaire — juste ce qu’il faut pour que les femmes soient écoutées, protégées, crues.

Quand j’étais ministre, j’avais lancé un plan triennal qui posait déjà ces fondations. Mais avec le recul, je peux le dire : aussi structurant soit-il, ce plan était encore trop modeste. Chaque ministre, ensuite, aurait dû y poser une nouvelle pierre, porter une ambition plus vaste, une volonté plus ferme.

Dans le sillage de #MeToo, ce moment était là, prêt, tendu comme une évidence. Il a été laissé passer. Et cela, je le regrette profondément.

  • Annoncé en novembre 2013 et doté de 66 millions d’euros — un budget doublé par rapport au précédent — le 4e plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes, porté par Najat Vallaud-Belkacem, a marqué un tournant politique. Son principe fondateur : aucune violence déclarée ne doit rester sans réponse.

    Parmi ses mesures phares :

    • 1650 nouvelles places d’hébergement d’urgence spécialisées et sécurisées ;

    • Généralisation du téléphone « grand danger » pour les femmes en très grand risque, accessible sur décision du procureur ;

    • Renforcement de l’ordonnance de protection (durée portée à 6 mois) et éviction systématique du conjoint violent du domicile ;

    • Limitation stricte de la médiation pénale, autorisée uniquement sur demande explicite de la victime ;

    • Formation obligatoire des professionnel.les (policiers, soignant.es, magistrat.es…) au repérage et à l’accompagnement des victimes ;

    • Gratuité du titre de séjour pour les femmes étrangères victimes de violences conjugales ;

    • Création de stages de responsabilisation pour les auteurs de violences ;

    • Doublement des travailleurs sociaux dans les commissariats et gendarmeries.

    Le plan s’est aussi appuyé sur des campagnes de sensibilisation, le renforcement du numéro 3919 (désormais accessible 7j/7) et le développement d’accueils de jour. Il a été conçu dans l’esprit de la Convention d’Istanbul, ratifiée par la France, qui engage à prévenir les violences, protéger les victimes et punir les auteurs.

Une loi-cadre intégrale est aujourd’hui réclamée. Pourquoi n’a-t-elle pas vu le jour plus tôt ?

Chaque époque impose ses urgences, ses formes de réponse. En 2014, ce qui nous semblait le plus nécessaire, ce n’était pas un texte unique centré sur une seule dimension de l’inégalité, mais une loi capable d’embrasser l’ensemble des mécanismes qui, ensemble, freinent les droits des femmes. C’est dans cet esprit qu’est née la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes : un texte transversal, pensé comme une architecture globale, reliant les violences, le sexisme ordinaire, la sous-représentation, l’inégalité professionnelle, le déséquilibre dans la sphère domestique.

Pourquoi ? Parce que tout est lié. Ce n’est pas un slogan, c’est une réalité empirique. Si les violences sont tolérées, c’est aussi parce que les femmes sont absentes des lieux où se prennent les décisions. Si elles stagnent dans leur carrière, c’est parce qu’elles continuent d’assumer, dans l’ombre, l’essentiel du soin quotidien. Et tant que le sexisme reste une habitude sociale tolérée, les femmes resteront cantonnées à des rôles subalternes — au service, à l’écoute, à la douceur.

La loi de 2014 visait donc à faire système. À articuler ces différents champs pour bâtir un socle solide, une cohérence d’ensemble. Elle a permis de faire émerger des zones d’ombre jusque-là peu abordées par le droit — comme le sexisme ordinaire, qui, en percolant partout, affaiblit toutes les avancées concrètes.

Cela ne rend pas une loi-cadre sur les violences inutile, bien au contraire. Mais à cette époque, il nous a semblé que c’était ce maillage global qu’il fallait poser d’abord. Aujourd’hui, il faut sans doute y ajouter d’autres briques. L’un ne remplace pas l’autre. L’un complète l’autre.

  • En mars 2025, le gouvernement a engagé des discussions avec l’ensemble des groupes politiques de l’Assemblée nationale et du Sénat pour co-construire une loi-cadre sur les violences faites aux femmes. Une démarche inédite, selon la ministre Aurore Bergé, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Objectif : réunir une majorité autour de 10, 20 ou 30 mesures consensuelles, capables de structurer durablement la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

    Jusqu’ici, les avancées ont été portées par une sédimentation de lois partielles — souvent par projets ou propositions isolées — produisant une législation jugée « morcelée et incomplète » par les associations. Plus de soixante d’entre elles, réunies en coalition, réclament depuis novembre 2024 une loi-cadre « intégrale », dotée d’un budget ambitieux et capable de couvrir tous les champs concernés : justice, police, santé, éducation, numérique. Elles ont formulé 140 propositions concrètes.

    La ministre Aurore Bergé reconnaît que les évolutions des quinze dernières années méritent d’être « remises à plat » et que la clarté juridique actuelle reste insuffisante. Elle affirme que les groupes parlementaires ont « joué le jeu », et se sont engagés à travailler chaque mois sur cette base commune, jusqu’en octobre 2025.

    « L’idée n’est pas de se faire plaisir avec un projet de loi, mais de garantir qu’il soit utile, compris, et qu’une majorité existe pour l’adopter », a-t-elle déclaré sur LCP le 3 avril 2025.

    Pour la première fois depuis des années, une perspective de structuration législative cohérente semble s’ouvrir — reste à savoir si elle se concrétisera.

    Sources : AFP / Europe 1, 31 mars 2025 ; LCP, 3 avril 2025

L’égalité, à l’épreuve du réel

Vous avez supprimé la notion de détresse, lancé le site IVG.gouv.fr, revalorisé l’acte. Quelles résistances avez-vous rencontrées ?

Il a suffi de rouvrir le débat sur l’IVG au Parlement pour déclencher une levée de boucliers. En un instant, les discours que l’on croyait relégués aux marges ont ressurgi, portés par une violence intacte. Des députés, principalement à droite et à l’extrême droite, ont déposé des amendements pour faire dérembourser l’IVG. Dans la rue, les manifestations se sont multipliées. On nous accusait d’inciter les femmes à avorter, comme si garantir l’effectivité d’un droit revenait à en faire la promotion. Le seul fait d’évoquer ce sujet suffisait à déclencher une colère brutale.

Ce qui m’a frappée, c’est le retournement du discours. Dans les cortèges, certains prétendaient que bientôt, ce seraient eux — les opposants à l’IVG — qui devraient s’exiler à l’étranger pour exercer leur « liberté » de mettre au monde. Une inversion grotesque, presque obscène, quand on sait combien de femmes, pendant des décennies, ont dû franchir les frontières pour exercer ce droit élémentaire.

Ce moment a agi comme un révélateur. Il a montré à quel point ce droit, même gravé dans la loi, reste fragile dans l’imaginaire collectif. Il ne va toujours pas de soi. Il vacille au moindre souffle réactionnaire. C’est la preuve, s’il en fallait encore une, que ce combat doit se poursuivre, sans relâche — dans les rues, dans les institutions, dans les textes.

La constitutionnalisation du droit à l’IVG le 8 mars 2024 vous paraît-elle suffisante ?

L’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution n’est pas un détail. C’est un geste politique fort, une reconnaissance symbolique attendue depuis longtemps. J’aurais certes préféré une formulation plus explicite — qui affirme clairement le droit de chaque femme à disposer de son corps — mais il faut saluer ce progrès pour ce qu’il est.

Reste que le véritable enjeu aujourd’hui ne réside pas dans les mots gravés dans la pierre, mais dans l’accès réel à ce droit. Un droit qui ne peut s’exercer que s’il est soutenu, partout, par une chaîne de conditions concrètes : des structures de soin accessibles, des professionnels formés, une couverture géographique suffisante, un approvisionnement médical fiable.

Or cette chaîne, aujourd’hui, se fragilise. Les centres IVG se raréfient. Les déserts médicaux s’étendent. Une IVG sur deux est désormais médicamenteuse, et pourtant, une seule entreprise en France fabrique la molécule nécessaire, ce qui nous expose à des pénuries. Qu’elle rencontre une difficulté — une rupture, une faillite — et ce droit, pourtant constitutionnel, bascule dans l’irréalisable.

“Un droit ne vit pas dans les textes : il vit dans les actes, dans les lieux, dans les gestes. Il dépend de la volonté d’un État à en garantir chaque maillon. Et nous devons en être pleinement conscients : lorsqu’un droit devient fragile dans ses conditions d’exercice, c’est toujours le signe avant-coureur d’un possible recul.” – Najat Vallaud-Belkacem

La loi de pénalisation des clients de la prostitution, que vous avez portée, reste peu appliquée. Pourquoi ?

Ce qui s’est joué autour de cette loi me semble révélateur d’un désengagement politique profond. Après 2017, le gouvernement s’en est détourné. Le fonds que nous avions prévu — vingt millions d’euros pour accompagner les parcours de sortie — n’a pas été renouvelé. À la place, on a laissé quelques subsides résiduels, trop faibles pour qu’ils changent véritablement la donne.

Dans les préfectures, les dossiers ont cessé d’être traités avec sérieux. On mettait en doute la parole des femmes, on ralentissait les démarches, on noyait les demandes dans la paperasse. Comment imaginer, dans ces conditions, qu’elles puissent croire à la possibilité d’un autre avenir ?

Du côté pénal, le constat n’est pas plus encourageant. Dans certains parquets, la loi est appliquée : les clients sont poursuivis, des consignes sont transmises aux forces de l’ordre. Ailleurs, c’est l’indifférence. Aucun policier mobilisé. Aucun suivi. Une loi fantôme, que l’on feint d’ignorer.

Et nous voilà figés, prisonniers d’une frilosité politique. Trop peur d’ouvrir à nouveau le texte, de peur de reculer. Il a même été sérieusement question, un temps, de l’abandonner purement et simplement. C’est dire combien l’ambition s’est évaporée.

On ne réclame même plus de grandes réformes. Ce qu’on espère aujourd’hui, c’est simplement un socle de stabilité. Une chose essentielle, et pourtant si absente : la sécurité politique. Le sentiment, au moins, que sur ces questions-là, l’État ne reculera plus.

Si vous deviez tirer un bilan de votre passage au ministère ?

C’est un ministère que j’ai profondément aimé. Un lieu de combat, mais aussi d’idéal. Et si je dis cela sans détour, ce n’est pas pour me flatter — c’est parce que j’y ai mis tout ce que je pouvais donner : de l’énergie, de la conviction, un engagement venu du plus profond.

Ce que je retiens avant tout, c’est la qualité du lien que j’ai noué avec le tissu associatif. J’ai toujours eu une admiration immense pour ces associations qui, souvent dans l’ombre, mènent le combat contre les violences faites aux femmes, pour l’égalité réelle, pour les droits sexuels et reproductifs. Je n’ai jamais compris que l’on puisse, ailleurs, se retrouver en opposition avec elles. Pour moi, elles ont toujours été des partenaires indispensables. Des alliées. Des éclaireuses.

J’ai aussi beaucoup appris auprès des chercheuses, notamment dans le champ des études de genre — qui, loin d’être un épouvantail, sont une clé précieuse pour comprendre les structures profondes de notre société. Leurs travaux sont essentiels pour ajuster les politiques publiques aux réalités vécues, concrètes.

Je crois sincèrement que nous avons fait avancer les choses. Pas tout. Pas assez. Mais nous avons semé des graines. Et si j’ai un regret, c’est peut-être celui-là : ne pas être restée plus longtemps pour les voir pleinement éclore.

  • [1] Najat Vallaud-Belkacem a été ministre des Droits des femmes du 16 mai 2012 au 25 août 2014. Pascale Boistard lui succède ne tant que secrétaire d'État chargée des Droits des femmes du 26 août 2014 au 11 février 2016.

    [2] En septembre 2023, la Belgique francophone a lancé un programme obligatoire d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras), destiné aux élèves de 6e et 4e. Malgré un vote au Parlement et un cadrage pédagogique clair, le programme a déclenché une vague de désinformation alimentée par des groupes religieux et conservateurs.

    Des rumeurs — évoquant par exemple l’enseignement de la masturbation ou la « promotion de la pédophilie » — ont circulé en ligne. Huit écoles ont été incendiées ou vandalisées, avec des tags « No Evras » retrouvés sur place. La justice belge a ouvert des enquêtes pour incendies criminels.

 
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