Changer nos manières de militer : pour un féminisme stratégique, solidaire et durable
Dans une interview accordée à Enflammé.e.s le 29 avril 2025, la militante féministe et autrice Sarah Durieux, qui vient de publier Militer à tout prix ? Pourquoi nos collectifs nous font mal et comment les soigner (Éditions Hors d’Atteinte, 2025), interroge frontalement, mais avec tendresse, nos espaces militants. Trop souvent traversés par les mêmes logiques de domination que ceux qu’ils combattent. Trop souvent rudes pour celles et ceux qu’ils prétendent libérer. En politisant l’intime et en assumant la complexité, elle nous invite à repenser nos manières d’agir, d’accueillir, de construire — et peut-être aussi, de guérir.
Portrait de Sarah Durieux, militante féministe, pour qui militer ne devrait jamais rimer avec s’épuiser. Elle défend une autre manière de lutter : plus stratégique, plus humaine, plus durable (NA)
Vous ouvrez votre livre avec une image très personnelle : celle de la « petite rabougrie » en vous. Pourquoi politiser cette blessure intime pour parler de nos collectifs militants ?
Parce que l’intime est un levier politique. Pas seulement une matière à confession ou à catharsis, mais une clé pour comprendre comment les systèmes se tissent au plus profond de nous. Dans les collectifs, on parle beaucoup des structures sociales et des dominations systémiques. Mais on oublie parfois qu’elles ne flottent pas dans l’abstrait : elles passent par nos corps, nos blessures, nos réactions.
La « petite rabougrie », c’est cette part en moi abîmée, cabossée par le monde, qui parfois prend les commandes. Elle n’est pas monstrueuse, elle est humaine. D’ailleurs, nous portons toutes et tous une « petite rabougrie » qui s’exprime plus ou moins selon les périodes de nos vies et l’accueil collectif que nous avons reçu. J’ai voulu nommer cette part, pour faire écho à ce que dit Rose Lamy dans En bons pères de famille (Éditions JC Lattès, 2023) : les monstres ne sont pas des figures extérieures. Ils sont dans nos foyers, nos fratries, en nous.
Politiser cette part-là, c’est sortir du fantasme de pureté et reconnaître que nous sommes toutes et tous traversé.es par des contradictions. C’était aussi une façon de proposer une critique non surplombante. Je parle depuis ma faille, pour que d’autres puissent, je l’espère, parler depuis la leur. Car le vrai blocage, souvent, c’est notre difficulté à reconnaître et à réparer.
Nos traumatismes, souvent issus de logiques de domination, se rejouent dans nos collectifs. Comment le féminisme peut-il éviter cette reproduction des schémas violents ?
D’abord en acceptant une vérité : militer contre une oppression ne nous immunise pas contre sa reproduction. Ce n’est pas parce qu’on est féministe qu’on échappe à la verticalité, à la performance ou à l’oubli de l’autre. La posture morale ne suffit pas, il faut se questionner sans arrêt, identifier ses biais, ses manquements.
Il faut accueillir pleinement l’individu dans le collectif. Reconnaître nos histoires et nos rythmes, et sortir de l’idée que nous serions toutes interchangeables. Puis structurer nos collectifs : clarifier nos objectifs, définir qui fait quoi et pourquoi. Sans cela, on tombe dans un militantisme transactionnel où l’on brûle les bonnes volontés.
Ensuite, développer une éthique militante. Veiller à la manière dont nous nous comportons entre nous. Le fascisme n’est pas seulement un ennemi extérieur. C’est aussi une tentation intérieure : essentialiser, disqualifier, déshumaniser. Il faut résister à la tentation de lectures simplistes qui freinent nos débats.
Enfin, deux principes essentiels : l’humilité et la curiosité. L’humilité pour reconnaître nos limites. La curiosité pour aller à la rencontre de celles et ceux qui ne partagent pas encore nos idées.
Dans Militer à tout prix ?, Sarah Durieux ausculte les blessures de nos collectifs militants et propose des chemins pour les soigner sans renoncer à la lutte.
Cette tension éthique, quand elle est mal gérée, peut conduire au burn-out militant. C’est un phénomène que vous analysez longuement…
Oui, parce que je l’ai vécu, et parce qu’il est massif. On parle souvent de la souffrance au travail. Mais qu’en est-il de la souffrance dans la lutte ? Les causes sont les mêmes : surcharge, manque de reconnaissance, absence de clarté sur les objectifs, environnement toxique. Quand on est toujours dans la réaction, ce que les réseaux sociaux amplifient, on s’épuise. Et surtout, on perd le sens.
Comme pour la planète, nous devons apprendre à préserver nos propres ressources. Nos collectifs doivent devenir soutenants, pas épuisants. La solution n’est pas de choisir entre urgence et long terme. C’est de s’assurer que nos réactions servent notre propre stratégie. Il faut éteindre le robinet, pas écoper sans fin.
Vous critiquez aussi ce que vous appelez le « culte de l’échelle ». Pourquoi faut-il préférer la justesse à la grandeur ?
On nous a appris à croire que seul ce qui est grand est valable. C’est une vision patriarcale, capitaliste, hiérarchique. Or, en politique, la grandeur n’est pas toujours synonyme de puissance. Il y a de la force dans l’éparpillement, dans la multiplicité et la fluidité.
Oui, nous voulons que nos idées deviennent majoritaires. Mais cette massification ne passe pas par la taille de nos organisations. Les féminismes ont toujours porté une culture de la connexion et de la décentralisation. Chaque collectif joue sa partition. Si tout le monde veut être soliste, il n’y a plus d’harmonie.
Je préfère parler de solidarité active plutôt que de convergence des luttes. Il ne s’agit pas de fusionner tous les combats, mais de permettre à chaque lutte de garder son autonomie tout en tissant des liens. Comme les Hongkongais le disaient pendant les manifestations massives de 2019 et 2020, “Copions Bruce Lee : « Be water »”. Soyons l’eau. Fluide, insaisissable, mais puissante.
Comment rendre ces espaces plus accueillants, notamment pour les personnes minorisées ou nouvellement engagées ?
Il faut penser l’accueil… et la sortie. Trop souvent, on intègre mal et on laisse partir dans l’indifférence. Militer, c’est appartenir à une communauté. Si celle-ci ne vous reconnaît pas, pourquoi y rester ou revenir ?
Je souligne l’importance de relier son histoire personnelle à la lutte. Ce lien entre intime et politique est un tremplin vers la compréhension systémique de nos expériences. Cela crée de la confiance. Ce n’est pas en listant ses compétences qu’on crée des liens : c’est en partageant ce qui nous a brisé ou forgé. J’utilise souvent la méthode du “public narrative” développée par Marshall Ganz, un organisateur americain émérite. Chaque personne dans le groupe raconte son parcours personnel et son lien avec la cause. Il faut aussi expliciter les normes implicites du collectif : vocabulaire, pratiques, coutumes. Sinon, les nouvelles personnes risquent de surproduire et de s’épuiser pour tenir la cadence et s’intégrer.
L'association féministe et antiraciste musulmane Lallab a conçu un parcours en plusieurs étapes : accueil, réparation, développement des savoirs, puis action. Ce n’est pas juste « tu arrives et tu tractes ». C’est une montée en puissance respectueuse des parcours de chacun.e.
Vous insistez aussi sur la nécessité de créer des coalitions solides. Qu’est-ce qui fait, selon vous, la réussite d’un archipel militant ?
Les coalitions efficaces ne naissent pas autour d’une table avec un document à signer. Elles naissent des liens entre les personnes. C’est du travail relationnel, interpersonnel, informel… et fondamental.
Je l’ai vu lors des campagnes législatives en 2024 : partage d’informations, de lieux, d’outils. Tout cela s’appuyait sur des relations de confiance. On résume parfois cela à du networking. Ce qui est très réducteur. En fait, il s’agit de considérer qu’il n’y a pas de groupe sans des relations de confiance entre personnes qui ont appris à se connaître
Il faut élargir nos cercles. Aller vers celles et ceux qui ne sont pas déjà là, qui travaillent sur d’autres territoires, avec d’autres mots. Je pense aussi aux coalitions entre mouvements féministes et antiracistes, souvent construites par des militantes racisées qui ont tissé des ponts essentiels.
Enfin, il faut savoir qu’on n’a pas à tout prendre en charge. On peut apporter un soutien respectueux sans empiéter ni diriger.
Comment articuler cette émancipation individuelle, si essentielle, avec la dynamique collective qui structure toute lutte féministe ?
C’est une tension constante, mais féconde. On a besoin de temps pour soi, de thérapies, de travail personnel. Mais si on s’arrête là, on reste dans une lecture individualisante. Nos blessures sont souvent sociales. Nos traumatismes prennent racine dans les interactions, les regards, les silences.
C’est dans le collectif qu’on peut les remettre en perspective, les comprendre, les dépasser. Je raconte dans le livre comment le féminisme, plus encore que ma thérapie, m’a permis de sortir d’une relation violente. Il m’a fait comprendre que ce que je vivais n’était pas de ma faute. Ce n’était pas une histoire individuelle, mais une histoire de culture, de système.
Mais il ne s’agit pas seulement de raconter nos blessures. Il faut aussi comprendre comment nos mécanismes de défense, forgés par les dominations subies, influencent nos relations dans les collectifs. Politiser ces réactions nous permet de transformer nos espaces militants.
Aujourd’hui, il existe des thérapeutes féministes qui politisent leurs approches. Mais il faut aussi amener nos vécus dans l’espace militant, non pour y partager simplement nos douleurs, mais pour y tisser de la compréhension, du sens et de la puissance collective.