Féminisme identitaire : l’arme culturelle de l’extrême droite

Depuis 2019, le collectif Némésis, vitrine féminine de la mouvance identitaire française, multiplie les actions spectaculaires et les prises de parole médiatiques au nom d’un « féminisme identitaire ». Se réclamant de la défense des femmes blanches face aux « agresseurs issus de l’immigration », ses militantes dénoncent l’intersectionnalité, ciblent les quartiers populaires et s’opposent aux courants féministes progressistes. Derrière une rhétorique d’apparence égalitaire se déploie une stratégie politique articulée à une vision racialiste du sexisme.

Charlène Calderaro, docteure en sciences sociales et chercheuse au Centre Études Genre de l’Université de Lausanne, consacre ses travaux à l’appropriation du féminisme par l’extrême droite. Dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 20 mai 2025, elle analyse la généalogie, les ressorts idéologiques et les effets politiques de cette mouvance, qui détourne les luttes féministes pour nourrir un projet nationaliste.

En s’appuyant sur une enquête comparative menée en France et au Royaume-Uni, elle montre comment la pénalisation du harcèlement de rue, initialement portée par les militantes féministes, a été intégrée par l’État avant d’être réappropriée — et radicalement redéfinie — par des militantes d’extrême droite. Une lecture lucide, rigoureuse, et nécessaire pour comprendre les recompositions actuelles du champ féministe.

Charlène Calderaro

« Les militantes de Némésis ne se contentent pas de soutenir une cause déjà portée par d’autres : elles se l’approprient en la redéfinissant, en l’inscrivant dans une lecture civilisationnelle et identitaire du monde. » — Charlène Calderaro (DR)

 

Comment l’extrême droite a-t-elle investi la cause du harcèlement de rue, et pourquoi cette cause s’avère-t-elle particulièrement stratégique pour elle ?

L’appropriation du harcèlement de rue par des militantes d’extrême droite est relativement récente, mais elle obéit à une chronologie rigoureuse. Initialement, cette lutte est portée par des militantes féministes inscrites dans les mouvements contemporains, notamment aux États-Unis, avec la création, dès le début des années 2010, de collectifs comme Stop Street Harassment. En France, des groupes comme Stop Harcèlement de Rue émergent à partir de 2014, dans une dynamique similaire : rendre visible une forme de violence sexiste, verbale et quotidienne, subie par les femmes dans l’espace public.

À partir de 2017, la cause entre dans le champ politique institutionnel. Le féminisme d’État l’inscrit à son agenda, notamment à travers la loi Schiappa adoptée en 2018. Ce basculement marque une phase de reconfiguration : la problématique devient institutionnelle, mais sous un prisme pénal et fortement territorialisé.

Ce n’est qu’en 2019 que l’extrême droite s’en empare. Le collectif Némésis, formé exclusivement de jeunes femmes et se revendiquant « féministes identitaires », fait de cette lutte l’axe central de son engagement. Cette stratégie est particulièrement efficace parce que le harcèlement de rue est une violence vécue de manière quasi-universelle par les femmes : cela en fait un levier émotionnel et politique très fort.

Surtout, en tant que violence qui a lieu dans l’espace public, elle permet plus facilement une forme d’altérisation de l’agresseur. Contrairement aux violences intrafamiliales, plus difficiles à racialiser, le harcèlement de rue a été fréquemment associé à de jeunes hommes racisés, migrants ou musulmans, dans les discours médiatiques et politiques, notamment autour du projet de pénalisation. Cette cause devient ainsi un vecteur privilégié d’un discours civilisationnel et sécuritaire.

Enfin, les militantes d’extrême droite peuvent s’approprier cette cause sans grande résistance, car les cadres institutionnels avaient déjà, en partie, racialisé le problème. La disponibilité de ces représentations facilite leur entrée dans le débat, avec un discours lisible et adapté aux opportunités politiques et médiatiques.

 
 

Pourquoi insistez-vous sur le terme d’« appropriation », plutôt que celui d’« instrumentalisation » ?

Parler d’« instrumentalisation » suppose un usage ponctuel, opportuniste d’une cause ou d’une rhétorique, souvent sans engagement réel, à des fins stratégiques. Cela renvoie à une logique de manipulation externe d’un discours, sans transformation profonde, mais utilisé à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été porté dans un premier temps. Or, dans le cas de Némésis, il s’agit d’un phénomène plus profond, plus structuré : celui d’une véritable appropriation du féminisme par l’extrême droite.

“Ces militantes ne se contentent pas d’emprunter un vocabulaire ou des symboles de façon ponctuelle : elles se revendiquent féministes tout en étant militantes d’extrême-droite, plus précisément « féministes identitaires », et placent cette revendication au centre de leur mobilisation.” — Charlène Calderaro

De plus, la notion d’instrumentalisation met l’accent sur les intentions stratégiques acteur.ice.s, au détriment de l’analyse des mécanismes de transformation des discours et des modes de politisation des causes. Ces militantes ne sont pas simplement des femmes qui mobilisent, à la marge et de manière épisodique, des éléments de rhétorique égalitaire pour légitimer un discours raciste ou xénophobe. Elles construisent un projet politique articulé autour d’une double-revendication ; celle de la dénonciation des violences sexistes dans l’espace public comme étant lié à l’immigration, et la mise en avant d’une identité collective en tant que « féministes identitaires », volontairement provocatrice. Elles forment un collectif non mixte, exclusivement féminin, qui politise l’expérience du harcèlement de rue, non pas dans le cadre du continuum des violences sexistes et sexuelles comme le font les féministes, mais en l’inscrivant dans une lecture nationaliste, raciste et sécuritaire du monde.

« Ces militantes ne se contentent donc pas de s’aligner sur une cause existante : elles l’adoptent en la redéfinissant et la rattachant à une vision civilisationnelle, fondée sur la protection des femmes européennes face à des menaces extérieures. Elles déploient également des contre-cadrages à l’endroit des conceptions féministes, toujours avec l’objectif de faire émerger un « féminisme d’extrême-droite » ou identitaire. Parler d’appropriation permet de nommer ce glissement idéologique, cette reconfiguration du féminisme et de ses causes.  »
— Charlène Calderaro

Quel rôle le féminisme d’État a-t-il joué dans cette dynamique ?

Le féminisme d’État — c’est-à-dire l’ensemble des institutions et dispositifs étatiques qui promeuvent l’égalité de genre — a joué un rôle structurant, quoique parfois involontaire, dans la possibilité même de l’appropriation féministe par l’extrême droite. L’exemple le plus marquant en est la loi Schiappa de 2018, qui introduit la pénalisation du harcèlement de rue. Cette orientation législative marque un tournant : alors que les militantes féministes qui avaient porté la cause plaidaient pour des réponses éducatives et préventives, l’État choisit la voie du répressif.

Or, le processus parlementaire ayant mené à cette loi s’est accompagné d’un cadrage profondément territorialisé du problème. Les débats, les discours et les dispositifs ont fréquemment associé le harcèlement de rue à certains quartiers populaires, comme la Goutte d’Or à Paris, dans lesquels résident majoritairement des populations issues de l’immigration. Cette focalisation géographique sert de proxy pour désigner, sans jamais les nommer explicitement, des groupes raciaux ou religieux, notamment musulmans. En France, où prévaut une tradition institutionnelle de « color-blindness », ces détours par le territoire ou la religion permettent de racialiser le sexisme tout en échappant à l’accusation de racisme.

Ce glissement a été dénoncé par les militantes féministes, largement tenues à l’écart du processus législatif, qui ont alerté sur les risques de stigmatisation et de profilage racial. Pourtant, ces alertes sont restées marginales dans le débat public. Au contraire, la vision pénale, racialisée et territorialisée du harcèlement de rue a été entérinée, institutionnalisée — et c’est dans ce cadre que les militantes d’extrême droite ont pu s’engouffrer. Lorsqu’elles reprennent ces cadrages pour nourrir leur lecture identitaire du sexisme, elles n’apparaissent plus comme déviantes ou trop « extrêmes », mais comme dans le prolongement logique de ce qui est déjà dit.

C’est cette disponibilité des représentations, plus encore que le passage d’individus d’un camp à l’autre, qui explique la circulation entre féminisme d’État et rhétoriques d’extrême droite. Il ne s’agit pas d’un alignement d’acteurs, mais d’une convergence de cadrages. D’autant que l’action publique a elle-même renforcé la dimension racialisée du problème, en ciblant certains quartiers pour l’application de la loi — les fameuses « zones rouges » ou « quartiers sans relous » promus à l’époque par Marlène Schiappa. Ces dispositifs sécuritaires ont consolidé une lecture territorialisée du sexisme, ouvrant la voie à une appropriation nationaliste de la cause.

“Ainsi, sans avoir posé intentionnellement les bases idéologiques de cette appropriation par l’extrême droite, le féminisme d’État a largement contribué à rendre recevables ses lectures. Il a permis aux militantes identitaires de s’approprier cette cause tout en paraissant défendre, elles aussi, les droits des femmes.” — Charlène Calderaro

Une autre limite structurelle de la loi, qui avait été pointée par les militantes féministes mobilisées contre le harcèlement de rue, tient au fait qu’elle repose sur le flagrant délit : pour qu’une infraction soit verbalisée, il faut qu’un agent de police ou de gendarmerie en soit directement témoin. Ce mode d’application rend la sanction rare, mais, surtout, elle invisibilise la majorité des faits de violence rapportés par les femmes. Par ailleurs, on peut souligner l’absence totale de reconnaissance des formes de harcèlement de rue à l’intersection du sexisme et du racisme dans la façon dont l’outrage sexiste est appréhendé dans la loi. La situation des personnes qui en seraient victimes à la fois du fait du sexisme et du racisme n’est pas prise en compte dans l’outrage sexiste. Les circonstances aggravantes prévues par le texte listent en effet un ensemble de situations de vulnérabilité — comme la précarité économique, l’âge ou encore l’orientation sexuelle — mais le racisme n’y figure pas. Or, on sait aujourd’hui par exemple que les femmes musulmanes portant le voile sont particulièrement exposées à des violences verbales, à la fois sexistes et islamophobes, dans l’espace public.

  • Depuis la loi du 3 août 2018, le harcèlement de rue est réprimé par une infraction spécifique : l’outrage sexiste ou sexuel. Cette infraction a été renforcée au 1er avril 2023, date à laquelle sa forme aggravée est devenue un délit, et non plus une simple contravention.

    Définition

    L’outrage sexiste ou sexuel désigne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui porte atteinte à la dignité d’une personne ou qui la place dans une situation intimidante, hostile ou offensante.

    Sanctions encourues

    • Outrage simple : contravention de 5ᵉ classe, passible d’une amende de 1 500 €.

    • Outrage aggravé : délit puni d’une amende de 3 750 €, assortie éventuellement de stages de citoyenneté ou de travaux d’intérêt général.

    Quand y a-t-il circonstance aggravante ?

    Un outrage est qualifié d’aggravé lorsqu’il est commis :

    • Sur un mineur ou une personne vulnérable (âge, maladie, grossesse, précarité…) ;

    • Par abus d’autorité ou par plusieurs personnes ;

    • Dans un transport collectif (bus, métro, tram…) ou à proximité ;

    • En raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre réelle ou supposée de la victime ;

    • Par une personne déjà condamnée pour des faits similaires (récidive).

    Que faire en cas de harcèlement de rue ?

    • Si des agents de police ou de gendarmerie sont témoins de la scène, ils peuvent dresser un procès-verbal immédiat, attestant de l’infraction.

    • Si ce n’est pas le cas, il appartient à la victime de recueillir des preuves :

      - témoignages ;

      - captures d’écran (SMS, réseaux sociaux, mails…) ;

      - enregistrements audio (y compris à l’insu de l’auteur des faits, ce qui est recevable en justice dans ce contexte).

    Le dépôt de plainte n’est pas subordonné à l'identification immédiate de l'auteur des faits. Toute infraction peut faire l'objet d'une plainte même sans témoin ni arrestation sur le moment.

  • Selon une étude du ministère de l’Intérieur publiée le 17 avril 2025, 3 200 infractions pour outrage sexiste ou sexuel ont été recensées en 2024, contre 3 400 l’année précédente — soit une baisse de 5 %, une première depuis la création de cette infraction en 2018.

    Pour autant, ces chiffres ne reflètent qu'une partie infime des violences sexistes dans l’espace public. La majorité de ces actes ne sont ni signalés, ni verbalisés, comme le souligne Charlène Calderaro dans cet entretien.

    Les outrages sexistes simples (sans circonstance aggravante) constituent toujours l’essentiel des infractions (74 %), mais les outrages aggravés, désormais qualifiés de délits, sont en hausse (+15 %).

    Autre fait notable : les grandes villes et notamment l’agglomération parisienne concentrent la majorité des signalements. Les femmes représentent 89 % des victimes enregistrées en 2024.

    Ces chiffres, encore très en-deçà de la réalité du terrain, illustrent à la fois les limites de l’approche pénale — dénoncées par de nombreuses militantes féministes — et les biais structurels qui persistent dans le traitement institutionnel du harcèlement de rue.

Comment les militantes d’extrême droite construisent-elles une figure de la victime et de l’agresseur à travers le prisme de la racialisation et d’une lecture civilisationnelle des violences ?

Dans le discours porté par des collectifs comme Némésis, la figure de la victime occupe une place centrale et codifiée. Il s’agit d’une jeune femme, blanche, urbaine, — incarnation d’une féminité dite « moderne » à protéger. Le harcèlement de rue, qu’elles désignent comme la forme principale, voire unique, de violence sexiste, est présenté comme une menace extérieure, venue contaminer l’espace public occidental.

En miroir, la figure de l’agresseur est systématiquement racialisée : ce sont des hommes non-blancs, migrants ou issus de l’immigration, très souvent musulmans. Ces violences sont lues comme des comportements inhérents à d’autres cultures, voire à une civilisation jugée incompatible avec les valeurs occidentales. Ce récit repose donc sur une lecture clairement culturaliste et racialiste, qui relie les violences de genre non plus à des rapports sociaux systémiques, mais à des appartenances culturelles et religieuses.

Dans cette configuration, les violences domestiques, les inégalités salariales ou les discriminations structurelles passent au second plan, voire sont niées. Le concept même de patriarcat est rejeté. Pour ces militantes, l’égalité entre les sexes serait déjà acquise en Occident ; toute violence résiduelle serait le produit de cultures « autres », importées, étrangères. Le féminisme est dès lors considéré comme obsolète — sauf s’il sert à défendre l’identité nationale.

“Cette rhétorique s’appuie aussi sur un usage stratégique du témoignage : les militantes cherchent à faire émerger des récits où l’identité ethno-raciale des agresseurs est explicitement mentionnée, renforçant ainsi leur cadrage racialisé. De manière ambivalente, elles incluent parfois les femmes musulmanes dans la catégorie des victimes, mais uniquement pour mieux désigner leur culture comme responsable de leur oppression. Ce faisant, elles construisent un féminisme identitaire, qui oppose une Europe protectrice à des ennemis culturels désignés.” — Charlène Calderaro

Quelles critiques formulent-elles à l’égard du féminisme mainstream ?

Les militantes du collectif Némésis construisent leur engagement en opposition frontale au féminisme qu’elles qualifient de « mainstream » ou « néoféministe ». Leur principale accusation tient au fait que ce féminisme, ouvert aux enjeux antiracistes, LGBTQ+, anticoloniaux, aurait, selon elles, trahi sa mission première : défendre les femmes. Elles dénoncent ce qu’elles appellent une « convergence des luttes », qu’elles perçoivent comme une dérive idéologique, où la cause des femmes serait diluée dans une nébuleuse gauchiste.

Elles affirment que les féministes traditionnelles refusent de voir la réalité, par idéologie, par bien-pensance, ou par soumission à un antiracisme qu’elles jugent « excessif ». Elles se positionnent dès lors comme les seules à nommer ce qu’elles désignent comme les « vraies violences » : harcèlement de rue, agressions dans les transports, dans l’espace public — systématiquement attribuées à des hommes non-blancs, migrants ou musulmans. Pour elles, les féministes refuseraient de le dire par peur d’être taxées de racisme.

Cette posture s’accompagne d’un rejet virulent de l’intersectionnalité, qu’elles présentent comme un frein à la reconnaissance des violences subies par les femmes. Dans leur discours, les féministes passeraient leur temps à parler de Palestine, de transidentités ou de colonialisme, au lieu de défendre concrètement la sécurité des femmes. Cette rhétorique repose sur une vision post-féministe du monde : selon elles, l’égalité est déjà là. Les femmes occidentales n’auraient plus rien à revendiquer —sauf à se défendre contre les menaces venues de l’extérieur.

Cette critique du féminisme contemporain s’inscrit dans un paysage plus large de recomposition des droites, amorcée dès la Manif pour tous et nourrie par les courants anti-genre, anti-Woke, et anti-éducation sexuelle. Némésis s’ancre pleinement dans ce climat idéologique et politique. Ses militantes participent à cette coalition conservatrice et réactionnaire, tout en façonnant une esthétique propre : elles opposent une féminité blanche et hétéronormée à une figure caricaturée de la militante féministe queer qui se distancie des normes de genre. Ce contraste visuel, qu’elles utilisent beaucoup sur leurs réseaux sociaux, est stratégique, mais la construction de leur légitimité va bien au-delà.

Leur discours repose aussi sur une stratégie de légitimation par l’expérience vécue : « Nous, on se fait harceler tous les jours, et elles n’en parlent pas. » En se présentant comme les seules à affronter la réalité, elles revendiquent une position d’authenticité — contre ce qu’elles dénoncent comme des idéologies déconnectées du terrain.

Comment se construit leur légitimation publique ?

La stratégie de légitimation publique déployée par les militantes d’extrême droite repose sur un faisceau d’éléments discursifs, esthétiques et idéologiques, savamment articulés. D’abord, elles mettent en scène une féminité hétéronormée et hégémonique : une femme blanche, mince, parfaitement maquillée mais toujours de façon « naturelle », selon les normes esthétiques bourgeoises. Cette figure est systématiquement opposée à celle de la militante féministe, caricaturée comme queer, négligée, « cheveux bleus et poils sous les bras ». Ce contraste visuel et symbolique ne vise pas seulement à ridiculiser leurs adversaires : il sert à produire une norme de désirabilité féminine et à susciter l’adhésion affective d’un public jeune, blanc, féminin, qui ne s’identifie pas aux mouvements féministes contemporains.

À cette esthétique s’ajoute un discours érigé en vérité que d’autres n’oseraient pas formuler. Les militantes se présentent comme les seules à oser nommer les problèmes - les seules à dire ce que les autres tairaient - et à désigner les agresseurs, toujours identifiés comme migrants ou issus de l’immigration. Là où les féministes mainstream seraient dans le déni, prisonnières d’une bien-pensance antiraciste ou intersectionnelle, elles affirment « dire les choses comme elles sont ». Ce positionnement s’inscrit dans l’imaginaire de la « red pill », cette idée d’un éveil brutal à une vérité dérangeante que les autres refuseraient de voir.

Leur légitimité s’appuie également sur une lecture post-féministe du monde : pour elles, l’égalité entre les sexes est déjà acquise, car inscrite dans la loi. Il n’existerait plus aujourd’hui d’inégalités structurelles entre hommes et femmes — sauf celles qui seraient importées par des « cultures autres », essentiellement musulmanes. À cette grille culturaliste s’ajoute une argumentation pseudo-rationnelle : elles s’efforcent de démontrer que les écarts de salaires, par exemple, relèveraient de calculs biaisés. Elles déconstruisent point par point les analyses féministes, dans un souci affiché de « rétablir la réalité ».

Ce triple levier — esthétique, idéologique, légaliste — leur permet de se positionner comme des actrices crédibles, en rupture avec les féministes dites traditionnelles, mais en phase avec une jeunesse en désaffection vis-à-vis des discours de gauche. Leur féminisme identitaire, normé, sécuritaire, se présente comme une alternative aux féminismes contemporains dans un paysage politique de plus en plus marqué par la montée des idées réactionnaires.

Quel rôle jouent les médias dans cette diffusion ?

Ils jouent un rôle absolument central dans la diffusion des discours portés par les militantes d’extrême droite comme celles du collectif Némésis. L’exemple d’Alice Cordier est emblématique : invitée régulière sur des plateaux télévisés à forte audience comme Touche pas à mon poste ou CNews, elle bénéficie d’un accès privilégié à des chaînes largement dominées par l’empire Bolloré. Ces espaces, loin d’être neutres, offrent une caisse de résonance idéale à des idées identitaires, notamment autour des enjeux liés au genre.

Mais cet accès n’est pas simplement conjoncturel. Il s’inscrit dans une stratégie de longue haleine, héritée de la Nouvelle Droite des années 1970. À cette époque, des sociétés intellectuelles comme le Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne (GRECE) ou le Club de l’horloge ont posé les bases d’un projet métapolitique : gagner la bataille culturelle avant même de viser la conquête électorale. S’inspirant de Gramsci, ces intellectuels d’extrême droite ont investi les sphères éditoriales, médiatiques, académiques, dans le but de diffuser un corpus idéologique fondé sur l’ethno-différentialisme, une vision essentialiste des cultures selon laquelle les peuples doivent coexister séparément, chacune sur leur sol, en préservant leur identité culturelle et en évitant toute forme de « métissage ».

Aujourd’hui, les militantes comme celles de Némésis s’inscrivent dans cette logique. Elles ne font que récolter les fruits d’un long travail de légitimation des idées identitaires. Leurs discours, qui articulent sexisme, racisme culturel et nationalisme, trouvent un terrain déjà préparé. Ils s’adossent à une lecture du monde où l’égalité de genre serait déjà acquise, et où les seules menaces seraient extérieures — importées par l’immigration, incarnées par d’autres cultures.

« Ce qui marque cependant une rupture avec les générations précédentes, c’est l’émergence de figures féminines visibles et médiatiques, qui s’expriment au nom des femmes. Là où les espaces de l’extrême droite étaient historiquement dominés par des hommes, ces militantes se présentent comme les porte-parole d’un « féminisme identitaire » : un féminisme sécuritaire, excluant, qui réaffirme la nécessité de protéger les femmes blanches européennes contre un « ailleurs » perçu comme menaçant. »
— Charlène Calderaro

Cette nouvelle visibilité n’est donc ni fortuite, ni spontanée. Elle est le produit d’une stratégie de diffusion des idées réactionnaires depuis plusieurs décennies. Et elle s’appuie sur une configuration médiatique qui, en France, a été largement remodelée au profit de ces courants idéologiques. Ce que nous voyons aujourd’hui dans les talk-shows n’est que la partie émergée d’un dispositif beaucoup plus vaste, bien huilé — et profondément structurant dans le champ politique contemporain.

Peut-on s’attendre à un renouvellement de leur stratégie ?

Cela semble peu probable, leur ligne est stable, leur rhétorique bien rodée. Depuis la création du collectif Némésis en 2019, les militantes d’extrême droite ont construit un discours structuré autour d’un récit identitaire, qu’elles déclinent avec constance. Elles ne cherchent pas à multiplier les axes ou à diversifier leur répertoire d’action. Au contraire, leur stratégie repose sur la répétition, la clarté du message, et une capacité d’adaptation aux opportunités médiatiques ou politiques. Elles réagissent aux faits divers, s’insèrent dans les campagnes électorales, instrumentalisent l’actualité, mais sans jamais s’écarter de leur créneau : défendre les femmes blanches, européennes, contre des menaces perçues comme venues de l’extérieur.

Cette posture n’est pas une faiblesse, mais une tactique de lisibilité et de reconnaissance. En maintenant un cadre idéologique stable, elles renforcent leur visibilité et leur efficacité dans l’espace public. Et cela fonctionne : comme le montre le resserrement du fossé entre hommes et femmes dans le vote à l’extrême droite en France, leur discours contribue à banaliser les idées réactionnaires sous une apparente défense des droits des femmes.

Une évolution majeure est cependant à noter : la dimension transnationale de leur mobilisation. Déjà implantées en Suisse depuis 2021, elles cherchent désormais à nouer des alliances avec d’autres groupes similaires en Europe. Cette logique dépasse la simple exportation d’un modèle national. Elle s’inscrit dans leur vision identitaire : pour ces militantes, l’Europe constitue une entité civilisationnelle à défendre, un socle culturel menacé par l’immigration, l’islam, ou les « idéologies déconstruites ». Le combat n’est plus uniquement français : il est européen, là encore en ligne avec les idées de la Nouvelle Droite et du mouvement identitaire. Elles ne parlent plus des seules femmes françaises : elles parlent des femmes européennes, comme d’un bloc homogène à sauver d’un prétendu déclin.

Ainsi, si leur stratégie ne se renouvelle pas fondamentalement, elle se déploie, s’étend, se densifie. Leur force tient dans cette constance — et dans leur capacité à intégrer progressivement d’autres espaces, d’autres publics, d’autres pays. Le succès de cette stratégie se mesure aussi politiquement : en France, le radical right gender gap — c’est-à-dire l’écart historiquement observé entre le vote des hommes et celui des femmes en faveur de l’extrême droite — s’est fortement réduit, comme l’ont montré les travaux de Nonna Mayer. Cette évolution, amorcée dès les années 2010 avec la stratégie de normalisation impulsée par Marine Le Pen, témoigne d’un processus plus large. Les mobilisations menées par des militantes comme celles de Némésis s’inscrivent dans cette dynamique, en rendant ces idées encore plus accessibles et acceptables auprès d’un public jeune et féminin, même si elles ne suffisent pas à elles seules à expliquer ce basculement. Cette réduction du gender gap reste à ce jour une spécificité française, la tendance ne s’observant pas avec la même ampleur ailleurs en Europe.

 
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