Immersion au sein du Front national : la place réservée aux femmes
Doctorante en fin de thèse à l’IRISSO / Université Paris Dauphine-PSL, Margherita Crippa a mené une enquête ethnographique de longue haleine. Entre 2013 et 2015, elle a observé plusieurs sections locales du Front national, dans le cadre d’un travail immersif au long cours.
Par ses entretiens et sa participation aux activités partisanes, elle a documenté les dynamiques internes de ces collectifs militants pendant près de six ans. Dans l’un de ces groupes qui lui a offert un accès privilégié au quotidien militant, elle y a analysé la place assignée aux femmes : valorisées pour leur apparence, leur respectabilité ou leur maîtrise de soi, mais cantonnées à des fonctions subalternes.
Son enquête a mis en lumière des usages différenciés du genre et de la classe, façonnés par les contextes locaux, les statuts militants et les besoins stratégiques du parti. Derrière la féminisation de façade, ce sont des hiérarchies persistantes et des formes de pouvoir masculines qui se sont maintenues.
Dans cet entretien à Enflammé.e.s le 11 juin 2025, Margherita Crippa revient sur cette expérience de terrain et ce qu’elle révèle des rouages ordinaires d’un parti en quête de respectabilité.
“Je n’ai jamais dissimulé mon statut de doctorante. Pourtant, on ne m’a presque jamais interrogée sur mes idées, sur mes intentions, ni même sur mes positions politiques. J’étais perçue comme une jeune femme polie, calme, habillée sobrement — une silhouette jugée familière, donc inoffensive. Cette absence — apparente — de curiosité à mon égard est éloquente.” — Margherita Crippa
Vous avez enquêté en immersion dans un groupe frontiste local entre 2013 et 2015, avec un suivi ponctuel jusqu’en 2017. Quel était le dispositif de cette enquête ?
Une partie de mon enquête s’est construite au plus près du terrain, par une immersion ethnographique combinant observation et entretiens. J’ai intégré trois groupes frontistes locaux, chacun m’offrant une configuration spécifique du parti. Mais c’est dans l’un d’eux que mon accueil a été le plus net. Ce groupe était implanté dans un territoire que le FN qualifie de « terre de mission », c’est-à-dire une zone peu favorable électoralement. Cette situation favorisait une organisation plus souple, avec des rôles peu formalisés et un investissement individuel valorisé — ce qui a facilité mon intégration. Je participais aux réunions, aux distributions de tracts, aux discussions internes, tout en menant mon enquête.
Je n’ai jamais dissimulé mon statut de doctorante. Pourtant, on ne m’a presque jamais interrogée sur mes idées, sur mes intentions, ni même sur mes positions politiques. J’étais perçue comme une jeune femme polie, calme, habillée sobrement — une silhouette jugée familière, donc inoffensive. Cette absence — apparente — de curiosité à mon égard est éloquente. Elle éclaire les mécanismes de reconnaissance dans ces espaces militants. Dans un univers majoritairement masculin, être une femme suffisait à me rendre « acceptable ». Mon attitude jugée empathique et ma manière d’interagir me rendaient immédiatement intégrable. Je devenais, malgré moi, une figure mobilisable — une féminité rassurante, mise au service du projet de normalisation du parti.
Sur l’ensemble de votre enquête, comment les femmes étaient-elles perçues et mobilisées dans les cercles frontistes ?
Les femmes apparaissaient comme une ressource précieuse au sein des cercles frontistes que j’ai étudiés. Leur présence était recherchée, parfois même sollicitée, notamment en période de campagne électorale. Les responsables locaux, confrontés à la difficulté de constituer des listes paritaires, voyaient en elles une solution. Mais les femmes étaient aussi plus rares, et souvent plus réticentes à accepter une investiture. Beaucoup craignaient la stigmatisation liée à l’étiquette frontiste, jugée moins respectable que d’autres. Lorsqu’il s’agissait d’apparaître en position éligible ou visible, elles hésitaient, ne se sentant pas suffisamment légitimes pour affronter les médias ou exercer un mandat d’élue.
Cela dit, les usages politiques du genre n’étaient ni homogènes ni mécaniques : ils variaient selon les ressources sociales des militantes, leur statut (militantes, élues, responsables locales…), mais aussi selon les contextes locaux et la compétitivité électorale. Au-delà des exigences paritaires, certaines femmes étaient valorisées pour leur capacité à lisser l’image du parti, à le rendre plus respectable. Dans les groupes les plus exposés publiquement, on privilégiait des profils dits « présentables » : des femmes sobres, modérées, rassurantes, incarnant une féminité tempérée. Certaines de ces militantes assumaient cette posture comme un atout, conscientes que leur apparence rassurait, et parfois même prêtes à en jouer pour exister politiquement.
Mais cette fonction de représentation ne se limitait pas à l’image. Dans les groupes que je n’ai pas observés en immersion, certaines femmes ont évoqué, en entretien, d’autres leviers de légitimation, liés à leur ancienneté, leur fidélité au parti, ou encore à leur statut d’élue. L’apparence ne suffisait pas toujours ; elle pouvait même ne pas être déterminante. On peut donc parler d’une féminisation sous conditions, variable selon les configurations locales.
Enfin, il faut noter que la tentative de normalisation du FN s’est aussi traduite, depuis 2011, par un effort de professionnalisation. Certaines femmes étaient recrutées non seulement pour leur image, mais aussi pour leurs ressources culturelles ou professionnelles jugées rares dans les cercles frontistes. Cela pouvait leur permettre d’être intégrées sans trop s’exposer, en participant par exemple à l’élaboration de programmes sans militer au premier plan.
“Mais cette reconnaissance restait partielle. Même lorsqu’elles étaient reconnues pour leurs compétences, les femmes accédaient rarement à des positions d’autorité. La hiérarchie du parti, et plus largement l’économie du pouvoir en son sein, ne se trouvait pas fondamentalement remise en cause.” — Margherita Crippa
Au-delà de cette mise en avant stratégique, quel rôle concret les femmes occupaient-elles réellement ?
Les femmes se voyaient confier des tâches bien réelles, mais généralement cantonnées à des fonctions invisibles ou subalternes. La division du travail militant et politique obéissait malgré tout à des logiques genrées. Cela dit, il convient de nuancer : les tâches prises en charge variaient selon les individus, leur statut (militantes de base, élues, responsables locales), leurs dispositions propres, ainsi que les contextes d’interaction.
Généralement, les femmes occupaient plus facilement les coulisses de l’engagement militant : gestion des fichiers d’adhérent.es, organisation logistique des réunions, préparation des repas ou coordination des événements. Les « simples » militantes étaient notamment cantonnées à ces tâches genrées. Un travail minutieux, indispensable au fonctionnement du groupe, mais invisible dans l’espace public. Ce cloisonnement des tâches n’était pas anodin. Il s’accompagnait parfois d’un discours sur les « qualités naturelles » des femmes : on valorisait leur sens de l’organisation, leur discrétion, leur aptitude à « mettre de l’huile dans les rouages ». Autant de qualités à la fois assignées et parfois revendiquées, socialement codées, qui contribuaient à les maintenir dans des fonctions de soutien, de soin ou de disponibilité.
Les responsabilités politiques plus importantes (direction de campagne, candidatures dans des territoires jugés stratégiques) étaient majoritairement réservées aux hommes. Ces derniers étaient, par leur trajectoire sociale et partisane, globalement plus enclins à les investir. Nombre de femmes recrutées comme candidates l’étaient dans des secteurs désertés, là où personne ne souhaitait se présenter. Elles étaient parfois investies en urgence. On les plaçait là pour remplir les cases, respecter les règles de parité, donner le change. Dans certains contextes particulièrement défavorables au parti, où les espoirs d’être élu.es étaient très faibles voire inexistants, elles étaient réduites à des rôles de « potiches », simples supports d’une mise en scène électorale. Ce, dans les mots même de leurs collègues.
Néanmoins, certaines femmes accédaient à des responsabilités politiques plus importantes. Elles disposaient souvent de ressources politiques et personnelles particulières : elles étaient des élues – des conseillères régionales – considérées compétentes et / ou loyales, parfois investies de longue date. J’attire toutefois l’attention sur le fait que ces femmes — jugées un peu plus compétentes ou loyales que d’autres — ont souvent été promues contre leur volonté, encouragées par leur conjoint et / ou les dirigeants du parti.
Cette division du travail militant et politique reconduisait au sein du parti des hiérarchies de genre bien ancrées, malgré la volonté affichée de se montrer plus inclusif.
Vous avez développé l’idée d’une « féminité de classe supérieure » mobilisée politiquement. Que signifie ce concept ?
Par « féminité de classe supérieure », j’entends une forme de présentation de soi en conformité avec les normes sociales dominantes : une élégance discrète, sans ostentation ; une politesse affable ; une capacité à s’exprimer avec clarté, mesure, articulation : en somme, une féminité relativement cultivée, posée, rassurante. C’est une féminité qui maîtrise les codes de la respectabilité bourgeoise et qui, à ce titre, s’impose comme une ressource politique précieuse, surtout dans un parti comme le Front national, alors en pleine entreprise de normalisation.
Ce profil féminin, que je connais d’autant mieux que je m’y suis moi-même trouvée assimilée sur le terrain, agit comme une forme de capital symbolique. J’ai accompagné une candidate qui incarnait cette posture. Lors d’un porte-à-porte, face à un commerçant exprimant des propos ouvertement xénophobes, elle n’a pas haussé le ton. Elle a simplement dit : “Nous, on n’est pas contre quelqu’un en particulier.” En une phrase, elle a désamorcé l’excès sans rompre l’échange, maintenant une façade policée, comme tendue entre fermeté tranquille et maîtrise sociale.
« Dans ce type d’interaction, ce n’est pas tant le fond du discours qui importe que la manière de le délivrer. Le ton, l’attitude, la gestuelle : tout participe à rendre cette féminité « acceptable », presque incontestable. Une femme qui coche ces cases, on ne l’interpelle pas, on ne l’éconduit pas brutalement. Sa simple présence adoucit les aspérités du parti, elle le rend fréquentable, et c’est précisément cette fonction rassurante qui est politiquement mobilisée. »
Cette stratégie de respectabilité s’accompagnait-elle de diversité réelle ? Avez-vous rencontré des militantes racisées ?
Non, je n’ai pas observé de diversité significative dans les profils féminins mis en avant par les groupes que j’ai étudiés. Le modèle de féminité valorisé restait extrêmement homogène. Il n’y avait, à proprement parler, aucune candidate racisée. J’ai bien rencontré une militante non blanche, d’origine étrangère, mais son parcours et sa présentation s’inscrivaient pleinement dans les codes de la respectabilité française : elle avait fréquenté des écoles francophones, s’exprimait avec un accent faible, et revendiquait une identité française. Ce positionnement lui permettait d’échapper, dans la plupart des cas, à toute forme d’altérisation négative dans le groupe. Elle ne dérangeait pas.
Mais ce cas restait isolé. Ce que j’ai surtout observé, c’est un idéal féminin plutôt homogène : femme blanche, maquillée avec parcimonie, vêtue sobrement, une élégance étudiée, jamais voyante, toujours sous contrôle. Une féminité tempérée, policée, modelée pour rassurer.
Loin d’incarner une quelconque diversité, ce type de féminité remplissait une fonction précise : garantir la continuité d’un ordre social et esthétique où tout écart est perçu comme une menace. Ce n’est donc pas tant l’ouverture qui est recherchée que la conformité, minutieusement calibrée. Cette vitrine féminine n’est pas inclusive ; elle est le miroir fidèle d’un idéal national blanc, dont les contours sont étroits et les critères rigides.
Au fil de votre enquête, avez-vous observé une évolution réelle dans la place accordée aux femmes, notamment en matière de pouvoir ou de décision ?
D’abord, il faut souligner que les trajectoires militantes frontistes locales sont souvent fragilisées par des contraintes structurelles : peu de postes rémunérés, des mandats majoritairement d’opposition, et une faible capacité à proposer des carrières politiques viables. Dans ce contexte, de nombreuses femmes peinent à accéder à des responsabilités électorales ou partisanes. Cette précarité générale est renforcée par des logiques de genre, qui contribuent à leur marginalisation dans les structures du parti.
Depuis les élections municipales de 2014, plusieurs femmes ont accédé à des responsabilités électorales (têtes de liste, présidences de groupes municipaux) et partisanes, en tant que responsables de sections locales. Mais ces trajectoires demeurent rares, et leur portée limitée : au-delà de l’échelle communale, les femmes peinent encore à s’imposer. La structure du parti reste majoritairement masculine, y compris aux échelons départementaux où se concentrent les véritables centres de décision.
À première vue, l’intégration des femmes semblait fluide, presque enthousiasmante. Celles que j’ai rencontrées évoquaient souvent un accueil valorisant : on les écoutait, on les sollicitait, on leur donnait une place politique. Mais cette reconnaissance initiale cédait rapidement la place à une forme de désillusion. Lorsqu’elles tentaient de s’affirmer dans des rôles plus décisionnels, elles découvraient que leurs marges de manœuvre restaient strictement encadrées — voire entravées — par les instances qui les avaient initialement soutenues.
Certaines femmes, en s’investissant localement, ont commencé à se projeter dans des rôles plus affirmés. Mais elles comprenaient vite qu’on attendait d’elles moins une parole qu’une présence, moins une ligne politique qu’un visage. Elles étaient là pour représenter, non pour diriger. Ce que j’ai observé, c’est une intégration sous conditions : une reconnaissance contrôlée, qui permet d’afficher une forme de pluralisme sans redistribution réelle du pouvoir.
Et vous-même, en tant que chercheuse immergée dans l’un de ces groupes, vous avez été perçue comme une « femme utile ». Que vous a appris cette expérience réflexive ?
Jouer la militante, comme je l’ai fait dans le cadre de mon immersion de terrain, a été une expérience marquante — bien au-delà de ce que j’avais anticipé. J’ai compris que mon intégration ne tenait pas tant à mon statut de chercheuse qu’à ma capacité à incarner un certain idéal féminin. Cette place, que je n’avais ni revendiquée ni anticipée, a façonné les conditions mêmes de l’enquête.
“Elle m’a ouvert certaines portes, en a fermé d’autres. Elle m’a permis de saisir, de l’intérieur, ce que signifie être une femme dans un espace militant frontiste : être acceptée, tant qu’on ne dérange pas. Tant qu’on reste à sa place. C’est cette forme de tolérance conditionnelle, où tout écart vous ramène à votre assignation, qui m’a permis de mesurer la force des hiérarchies de genre dans la vie militante — silencieuses, mais structurantes.” — Margherita Crippa