Quand la science efface les femmes : Cat Bohannon réécrit l’évolution humaine avec “Ève”
Avec Ève. Comment le corps féminin a façonné 200 millions d’années d’évolution (Éditions Flammarion, 2025), Cat Bohannon s’attaque à des siècles de science pensée par et pour les hommes. Doctorante à l’Université Columbia, où elle étudie l’évolution du langage et de la cognition, la chercheuse américaine démonte, dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 25 juin 2025, les angles morts de la théorie de l’évolution, les biais de la recherche médicale, et les mythes culturels qui ont invisibilisé les corps féminins.
Elle y dévoile les enjeux politiques du sexe biologique, la violence de l’omission scientifique, et explique pourquoi remettre le corps féminin au centre du savoir est un acte profondément révolutionnaire.
“La science féministe ne se contente pas de réparer les oublis : elle reformule les questions, revoit les priorités et repense qui a le pouvoir de produire du savoir. Elle interroge non seulement ce que l’on étudie, mais aussi la manière dont on l’étudie — et les raisons pour lesquelles on le fait. Changer de cadre, c’est changer d’horizon.” — Cat Bohannon (Stefano Giovannini)
Votre livre Ève s’ouvre sur une scène marquante : une capsule médicale futuriste incapable de soigner une femme, car elle n’a pas été programmée pour son anatomie. Pourquoi cette scène aussi absurde semble-t-elle si réaliste au regard de l’état actuel de la médecine ?
Parce que c’est la réalité. On dirait de la science-fiction, mais cette scène illustre des décennies de négligence bien concrète dans la recherche médicale. À toutes les étapes, des expériences sur les animaux jusqu’aux essais cliniques sur l’humain, les corps féminins ont été sous-représentés, voire complètement exclus. Et aujourd’hui encore, même si aux États-Unis la loi impose d’inclure des sujets féminins, les chercheur.euse.s ignorent souvent l’analyse différenciée selon le sexe. Certes, on inclut parfois des femmes, mais sans réellement s’interroger comment leur biologie pourrait influencer les résultats. Si sur le papier les critères d’inclusion sont parfois respectés, en pratique, les données féminines restent encore considérées comme accessoires.
Les corps féminins ont longtemps été considérés comme des « variables confondantes ». Qu’est-ce que cela dit de l’objectivité scientifique et les biais systémiques ?
Cela montre à quel point que les biais peuvent perdurer sous couvert de rigueur scientifique.
Les chercheur.euse.s ont écarté les sujets féminins en raison de leurs cycles menstruels ou œstraux, les jugeant trop imprévisibles. Mais refuser d’étudier les femmes, ce n’est pas faire preuve de prudence scientifique ; c’est de la négligence scientifique qui a eu d’importantes conséquences : que ce soit sur le dosage des médicaments ou la façon dont les maladies se manifestent. Quand on ignore la moitié de la population, on passe à côté de la moitié des données. C’est un échec systémique maquillé en rigueur méthodologique.
L’un des fils rouges de votre livre, c’est cette idée que « les femmes ne sont pas de petits hommes ». Quelles dimensions de la biologie féminine ont été les plus négligées, et nécessitant aujourd’hui de faire l’objet de recherches urgentes ?
La question de la douleur est gravement sous-estimée. On sait aujourd’hui que les corps féminins et masculins ne gèrent pas la douleur de la même manière : ils mobilisent des voies neurochimiques différentes, ce qui peut affecter l’efficacité des antalgiques, comme les opioïdes. Pourtant, la majorité des médicaments ont été conçus et testés à partir de modèles masculins.
Un autre champ très négligé, c’est la graisse, plus particulièrement la graisse glutéofémorale située au niveau des hanches et des cuisses. Chez les femmes, elle joue un rôle clé dans la santé reproductive, l’immunité, et même le développement cérébral du fœtus. Ce n’est ni un attribut esthétique, ni une masse inerte : c’est un organe actif. Et on commence à peine à en comprendre le fonctionnement.
Le corps féminin n’est pas une simple variante du corps masculin, mais un modèle biologique à part entière. En quoi le fait de le reconnaître comme tel transforme-t-il notre manière de faire de la science ?
Cela change absolument tout. Dès lors qu’on cesse de considérer le corps féminin comme une déclinaison, on commence à poser de nouvelles questions et surtout, de meilleures questions. L’enjeu dépasse la simple égalité : il s’agit de mener une recherche plus juste et plus efficace, au bénéfice de toutes et tous.
Une science véritablement rigoureuse doit prendre en compte les différences liées au sexe à tous les niveaux — de la réponse cellulaire à la pharmacocinétique.
“Faire du corps féminin un objet de recherche à part entière, c’est permettre à la science d’innover, et pas seulement de rattraper son retard.” — Cat Bohannon
Dans le chapitre que vous consacrez à la ménopause, vous suggérez qu’il pourrait s’agir d’un trait évolutif, et non d’un dysfonctionnement. Pourquoi est-ce si important ?
Parce que la manière dont on définit un phénomène biologique conditionne à la fois notre approche médicale et notre perception sociale. La ménopause a longtemps été pathologisée, comme s’il s’agissait d’un signe de déclin du corps. Pourtant, les données suggèrent que le fait de vivre au-delà de la période reproductive pourrait bien constituer un avantage adaptatif : une phase de vie programmée, propre à une espèce sociale comme la nôtre, où le soin aux autres et la transmission des savoirs ont une valeur centrale.
La ménopause elle-même — cet état « post-reproductif » — est peut-être davantage un effet secondaire de cette longévité, avec des implications spécifiques pour les corps féminins. Si on l’envisage non comme un dysfonctionnement, mais comme un trait adaptatif lié à notre longévité, alors on peut enfin investir pleinement dans cette phase de la vie des femmes, encore largement négligée : en finançant la recherche, en proposant un accompagnement adapté, et en reconnaissant pleinement l’expérience du vieillissement féminin. La ménopause, au fond, c’est une stratégie pour rester en vie.
L’évolution n’est pas masculine : une relecture féministe de nos origines
L’évolution a longtemps été racontée selon une vision androcentrée : celle d’hommes chasseurs, conquérants, dominants. Comment déconstruisez-vous ces récits dans Ève ? Et que révèlent les données scientifiques lorsqu’on les lit en dehors de ce prisme ?
Je commence par déconstruire le récit lui-même. L’hypothèse de « l’Homme chasseur » est l’un des mythes les plus tenaces de l’anthropologie — et elle a été mal interprétée dès le départ. Dès les années 1960, les données montraient déjà que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les femmes contribuaient à parts égales à l’apport calorique, voire protéique. Elles chassaient le petit gibier, fabriquaient des outils, partageaient les ressources. Pourtant, dans les récits dominants, on met en avant la force, l’agressivité, les lances et le gros gibier, en oubliant que ce sont souvent les graines cueillies par les femmes qui assuraient la survie quotidienne. Je m’appuie aussi sur nos cousins primates : chez les chimpanzés et les bonobos, ce sont les femelles qui inventent des outils, les transmettent et organisent la vie sociale. Même chez les lions, ce sont les femelles qui chassent.
L’idée selon laquelle l’évolution serait une histoire masculine n’est pas seulement fausse : c’est une lecture biaisée qui va à l’encontre des faits — et de toute rigueur scientifique.
Ève : 200 millions d'années d'évolution au féminin a été publié pour la première fois en anglais le 3 octobre 2023 puis en français aux éditions Flammarion le 26 mars 2025.
Quelles découvertes vous ont le plus surprise au fil de vos recherches, notamment celles que la science avait jusqu’ici négligées ?
Il y en a eu énormément. Issue des sciences cognitives, j’ai dû me former à la physiologie, et chaque chapitre m’a révélé quelque chose de saisissant. L’un des points qui m’a le plus étonnée, c’est le rôle de la graisse glutéofémorale chez les femmes. Elle stocke des acides gras polyinsaturés à longue chaîne, essentiels au développement du cerveau et des yeux du fœtus. Or des interventions comme la liposuccion peuvent réduire ces réserves sans que l’on ait encore mesuré pleinement les conséquences, en particulier avant une grossesse.
Bien sûr, chacun.e doit pouvoir faire ses propres choix concernant son corps, mais encore faut-il pouvoir les faire en toute connaissance de cause. Il ne s’agit pas de restreindre l’autonomie, mais de garantir une autonomie éclairée. Et soyons clairs : le corps des femmes ne vaut pas uniquement pour sa capacité à enfanter.
Femmes invisibles, corps oubliés : quand les données effacent la moitié de l’humanité
Femmes invisibles : Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes (2019) de Caroline Criado Perez montre comment nos sociétés sont construites sur des normes masculines. D’une certaine manière, Ève apparaît comme son préquel évolutionniste. Vos deux ouvrages se répondent-ils ?
Absolument. Quand son livre est paru, j’ai ressenti un vrai soulagement. J’avais commencé à écrire Ève en 2012, et pendant longtemps, j’avais cru qu’il me faudrait tout aborder : les lacunes statistiques, les biais systémiques, et les récits biologiques. Mais Caroline a su exprimer avec une grande clarté le biais de conception qui traverse nos infrastructures physiques et sociales. Cela m’a donné la liberté d’explorer en profondeur le corps féminin dans une perspective évolutive. Son livre explore le monde construit ; le mien, le monde biologique. Ensemble, nous suivons une même ligne d’exclusion.
Caroline Criado Perez documente la façon dont la douleur des femmes est systématiquement minimisée. Vous, vous soulignez que les données n’ont souvent même pas été recueillies. Comment remédier à cela ?
La première étape, c’est de collecter les données, en imposant des études et des analyses véritablement différenciées selon le sexe. La deuxième, c’est de financer cette recherche : les institutions doivent faire des différences sexuées une priorité scientifique. Enfin, il faut repenser les questions elles-mêmes. Plutôt que de se demander comment un phénomène fonctionne « en général », il faut s’interroger sur la manière dont il agit dans des corps différents. Ce n’est pas seulement une question d’équité, c’est une exigence d’efficacité. Une science plus précise, c’est aussi une médecine de meilleure qualité.
Quand la science est sous pression : surveiller, faire taire, censurer
Le 11 février 2025, le sénateur républicain Ted Cruz[1] a publié une liste de plus de 3 000 projets de recherche accusés de promouvoir des « valeurs woke », en ciblant notamment ceux qui incluent les mots « gender » ou « female ». Il demande que leur financement soit coupé par la Fondation nationale pour la science. Comment avez-vous réagi à cette tentative de censure ?
C’est inquiétant, mais pas étonnant. La science a toujours évolué au sein de structures politiques. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est une offensive coordonnée contre les études de genre, les programmes DEI (diversité, équité, inclusion), tout ce qui menace une vision du monde étroite. Si l’on ne peut même plus utiliser le mot « femelle »[2], comment étudier le cancer de l’ovaire ? La censure ne réduit pas seulement au silence ; elle nuit à la science.
Avez-vous personnellement subi des attaques en retour ?
Oui. Je suis queer, féministe, et je m’exprime librement dans mes écrits. Le simple fait de cumuler ces identités suffit à déclencher des vagues de harcèlement. J’ai dû faire retirer mon adresse personnelle d’internet en raison de menaces. Mes enfants ont également été pris pour cible. Ironie du sort, la plupart des menaces violentes provenaient de l’étranger, notamment d’Europe de l’Est.
Mais je refuse de me taire. Toute femme qui prend publiquement la parole en fait l’expérience, d’une manière ou d’une autre. Et j’assume entièrement mon travail.
Envisageriez-vous de poursuivre votre travail depuis un autre pays si la situation politique continuait à se détériorer ?
J’y ai pensé. Je pourrais partir. Mais j’ai envie de participer à la reconstruction de ce qui a été mis à mal. J’aime profondément ce pays. Pourtant, il est évident que nous glissons vers une forme d’autoritarisme. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la manière dont réagissent les jeunes chercheurs : ils changent de sujet, évitent les questions liées à la santé des femmes, choisissent de se taire. C’est ainsi qu’on risque de perdre toute une génération de savoirs.
Science féministe : savoirs en lutte, savoirs en rupture
La science féministe est-elle simplement une correction du système — ou une révolution à part entière ?
C’est une révolution. La science féministe ne se contente pas de réparer les oublis : elle reformule les questions, revoit les priorités et repense qui a le pouvoir de produire du savoir. Elle interroge non seulement ce que l’on étudie, mais aussi la manière dont on l’étudie et les raisons pour lesquelles on le fait. Changer de cadre, c’est changer d’horizon.
Y aura-t-il une suite à Ève ?
Oui, absolument ! Je viens de signer pour un deuxième livre. Il suivra le corps féminin tout au long de la vie — de la naissance à la vieillesse. Nous commençons enfin à étudier les différences sexuelles, ce qui nous permet de construire une vision vraiment globale de la santé, fondée sur toute l’étendue du spectre humain. Il paraîtra chez Knopf aux États-Unis, Hutchinson Heinemann au Royaume-Uni, et Flammarion en France. Je mesure la chance que j’ai de travailler avec des éditrices brillantes dans ces trois maisons.
Un dernier mot pour vos lecteur.rice.s français.es ?
Je suis venue récemment pour la promotion du livre, et j’ai eu le sentiment que la France se trouvait à un moment charnière, tant sur les plans politique, moral que culturel. Les choix que vous ferez aujourd’hui auront des conséquences durables, générationnelles. Restez vigilant.es. Ne laissez pas les mouvances autoritaires s’approprier les discours féministes. Le corps féminin porte en lui une puissance immense — et le simple fait de lui accorder de l’attention en est déjà une forme de reconnaissance.
Traduction de l’anglais au français réalisée par Enflammé.e.s.
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[1] Ted Cruz est un sénateur conservateur du Texas, proche de Donald Trump. En février 2025, il a mené une offensive idéologique contre la recherche académique aux États-Unis, visant tout particulièrement les études liées au genre, à la diversité ou aux inégalités sociales. Il réclame que la National Science Foundation (NSF) cesse de financer ces projets, qu’il qualifie de « néomarxistes ».
[2] Le terme female, employé ici par Cat Bohannon, désigne le sexe biologique dans un contexte médical ou scientifique (cancer de l’ovaire, ovulation, grossesse). Il a été traduit par femelle pour respecter cette précision, sans intention déshumanisante.