Léa Veinstein : “Il suffit d'écouter les femmes” pour comprendre l'histoire de l'avortement clandestin

À l’occasion des cinquante ans de la loi Veil, qui a légalisé l’interruption volontaire de grossesse en France le 17 janvier 1975, Léa Veinstein explore la mémoire des avortements clandestins dans son livre Il suffit d’écouter les femmes, L'avortement clandestin par celles qui l’ont vécu, 1950-1975 (Éditions Flammarion, 2025). Fruit d’une vaste collecte de témoignages orchestrée par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), ce projet donne la parole à celles qui, avant la légalisation, ont traversé la solitude, la peur, et parfois la sororité dans des réseaux d’entraide.

Dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 28 janvier 2025, Léa Veinstein revient sur la genèse du livre, la puissance des récits recueillis et l’impact de cette transmission intergénérationnelle. Elle évoque également le rôle de personnalités telles que Christiane Taubira, qui a témoigné dans le documentaire diffusé sur France 5, et partage sa vision de la responsabilité féministe face aux régressions actuelles.

Léa Veinstein, autrice de "Il suffit d'écouter les femmes"

“Ce qui me semblait essentiel, c’était de rester proche de la parole brute, sans l’alourdir de fioritures. Chaque chapitre donne voix à plusieurs femmes. Je voulais que cette polyphonie fasse ressentir la force du collectif, tout en respectant l’individualité de chaque récit.” — Léa Veinstein (Franck Ferville © Flammarion)

 

Votre livre, profondément politique et intime, s’inscrit dans un projet plus vaste incluant un documentaire et une série de podcasts. Quelle est la genèse de ce  projet ?

Ce projet a été initié par l’INA. On connaît bien leur rôle de préservation des archives audiovisuelles, mais on sait moins qu’ils mènent aussi un travail de collecte de témoignages vivants avec une mission de service public très précieuse. Depuis le début des années 2000, l’INA a lancé d’autres entretiens patrimoniaux tels que Mémoires de la Shoah (2006), ou encore En guerre(s) pour l’Algérie (2021).

À l’occasion des cinquante ans de la loi Veil, il a décidé de recueillir la parole des femmes qui avaient vécu l’avortement clandestin avant 1975. On connaît déjà bien l’histoire politique de cette loi : le combat de Simone Veil, les attaques qu’elle a subies, son discours à l’Assemblée. Cela fait partie de notre imaginaire collectif. On a également beaucoup documenté l’aspect militant de la conquête de l’avortement, lié aux mouvements féministes. Mais la parole brute du vécu des femmes elles-mêmes restait largement absente.

L’INA a donc lancé un appel à témoins, et le premier bon signe a été l’ampleur des réponses. Beaucoup de femmes ont ressenti le besoin de parler, de transmettre leur histoire. Cela montre à quel point elles avaient besoin d’être écoutées.

 
 

Cette forte participation a-t-elle été la même partout ?

En métropole, l’appel à témoins a été très largement relayé, notamment via les réseaux sociaux et les médias. Nous avons reçu bien plus de témoignages que prévu. Mais pour les territoires d’Outre-mer, la dynamique a été plus complexe. Isabelle Foucrier, productrice à l’INA et cheffe de projet sur cette collection, a mobilisé des relais locaux. Elle a aussi eu l’idée de contacter des personnalités influentes, et c’est ainsi qu’on a pensé à Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, qui vit désormais en Guyane. Isabelle lui a expliqué le projet, en espérant qu’elle puisse nous mettre en contact avec des femmes prêtes à témoigner.

Quelques jours plus tard, Christiane Taubira a rappelé en disant : « Moi aussi, j’ai avorté, et je suis prête à en parler. » C’était un moment fort. Elle n’avait jamais partagé cette histoire auparavant. Comme elle est arrivée tardivement dans le projet, son témoignage n’a pas été intégré au livre, mais il figure dans le documentaire.

Qu’est-ce qui vous a le plus profondément marqué en découvrant ces témoignages ?

Franchement, je ne savais pas par où commencer. Devant moi, un tableau Excel répertoriait chaque entretien avec des détails techniques, mais rien ne remplace l’écoute directe. J’ai décidé de tout visionner dans un certain ordre, carnet en main. Parfois, je restais silencieuse, incapable de prendre la moindre note. D’autres fois, les mots affluaient sans relâche. Cette immersion a été profonde et éprouvante. Très vite, les récits se sont entremêlés dans mon esprit, tissant une mosaïque de voix. Certaines histoires se détachaient avec force, mais elles se dissolvaient aussitôt dans ce chœur collectif. C’était un étrange équilibre : à la fois des parcours singuliers et une mémoire partagée, portée par toutes ces femmes.

Il suffit d'écouter les femmes - Témoignages mis en récit par Léa Veinstein

Il suffit d’écouter les femmes a été publié par les Éditions Flammarion le 22 janvier 2025.

Comment expliquez-vous ce silence imposé sur les corps des femmes ?

Il y a plusieurs facteurs. D’abord le poids des normes religieuses, mais aussi l’absence d’éducation sexuelle. Ces femmes n’avaient pas les moyens de comprendre leur propre corps, leur fonctionnement biologique, ou même leur désir. Elles se retrouvaient face à des pulsions qu’elles ne savaient pas nommer et dont elles se rendaient coupables. Ce manque de transmission, que ce soit au sein des familles ou par l’école, reste un problème. Et malheureusement, il y a encore des débats sur l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle aujourd’hui. Cela me dépasse complètement. Quels sont les intérêts derrière ces oppositions ?

Votre livre montre que chaque avortement est unique, tout en maintenant une forte cohérence narrative. Comment avez-vous construit cette structure ?

J’ai eu une liberté totale pour la forme du livre. On m’a même proposé d’inventer un personnage fictif qui aurait incarné plusieurs histoires, mais cela me paraissait artificiel et infidèle à la démarche. Ce qui me semblait essentiel, c’était de rester proche de la parole brute, sans l’alourdir de fioritures. Chaque chapitre donne voix à plusieurs femmes. Je voulais que cette polyphonie fasse ressentir la force du collectif, tout en respectant l’individualité de chaque récit.

En tant que femme ayant grandi avec le droit à l’IVG, comment ce projet a-t-il résonné en vous ?

Ce projet m’a fait prendre pleinement conscience de la responsabilité qui nous incombe vis-à-vis de cet héritage. Les générations précédentes nous ont transmis des droits durement acquis, mais ceux-ci restent fragiles, jamais totalement garantis. Lorsque je regarde ce qui se passe aujourd’hui dans des pays comme les États-Unis ou la Pologne, je mesure l’importance de rester vigilante. Désormais, je sais ce que ces combats signifient, ce qu’ils exigent de courage et de ténacité.

Quel avenir espérez-vous pour ce livre ?

Depuis sa sortie, de nombreux dialogues se sont ouverts, y compris avec des amis qui, à leur tour, découvrent des histoires enfouies au sein de leur propre famille. J’espère que ce recueil pourra susciter ces échanges, qu’il deviendra un pont entre les générations et contribuera à transmettre cette mémoire précieuse.

Le projet de l’INA va-t-il se poursuivre ?

Tout à fait. Un comité scientifique a été mis en place, et l’institut prévoit d’utiliser cette collecte comme base pour une enquête plus approfondie. Ce projet pourrait aussi offrir une nouvelle place à celles qui n’ont pas pu témoigner dans le cadre initial. L’INA a également décidé de mettre en ligne l’intégralité des entretiens pour préserver cette mémoire sans filtre. Cela permet de compléter le travail de sélection effectué pour le documentaire et le livre, en rendant toutes les paroles accessibles.

 
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